L’Acier et la soie : la « révolte étranglée » d’une femme au 19ème siècle

L’Acier et la soie d’Anna Logon est un roman d’une grande profondeur. A travers le regard d’une héroïne courageuse à la recherche de son identité, nous découvrons les enjeux historiques et politiques de la fin du 19ème siècle, en pleine révolution industrielle. La condition féminine est évoquée avec finesse sous tous ses aspects, posant la question des identités féminine et masculine. A la fois roman historique, féministe et d’aventure, ce livre nous transporte dans divers pays et milieux sociaux mais, surtout, au cœur de l’humain.

Résumé de L’Acier et la soie

Fille d’un riche industriel, Charlotte est fascinée par l’industrie dès son plus jeune âge. Curieuse et intelligente, elle est captivée par le monde et suit avec passion les leçons de son précepteur. L’Exposition Universelle de 1878 est pour elle une révélation ; admiratrice de Gustave Eiffel, la jeune fille décide de travailler à son tour dans l’industrie. Mais les codes de la société du 19ème siècle ne permettent pas à une femme de s’affirmer au-delà de son rôle d’épouse et de mère, encore moins d’exercer un métier d’homme. Charlotte ne s’avoue pas vaincue pour autant ; s’il faut être un homme pour exister, elle se déguisera en homme. La jeune femme devra faire face à de nombreux obstacles, à commencer par l’hostilité de sa famille et les traumatismes de la condition féminine. Nous suivons les pas de cette héroïne audacieuse dès l’enfance et vivons à travers elle les divers maux que peut endurer une femme mais également la résilience dont elle peut faire preuve.

A la découverte du monde : L’Acier et la soie est un roman d’aventures aux allures d’épopée moderne

A travers les aventures de Charlotte, L’Acier et la soie prend parfois des allures d’épopée moderne. Le roman nous fait voyager dans de nombreux pays, en France, bien sûr, mais aussi en Chine, en Russie, aux États-Unis, et donne un aperçu culturel fascinant de ces derniers. Mais Charlotte ne se satisfait pas du point de vue conquérant et dominateur de son entourage et découvre réellement la vie en s’enfonçant dans la nature, dans les petites rues, au cœur de la vie humaine.

Non seulement Anna Logon est extrêmement bien documentée mais les différents modes de vie évoqués deviennent palpables sous sa plume. Nous en sentons les odeurs, nous en savourons le goût. Comme Charlotte, nous faisons l’expérience de la vie parisienne, des voyages en bateau, de la découverte de New-York et de Philadelphie.

L’Acier et la soie balaie différents milieux sociaux. De la bourgeoisie à la précarité d’une vie parisienne bohème, du monde des grands industriels aux milieux intellectuels américains, Charlotte découvre la vie sous toutes ses formes en se cherchant elle-même. J’ai lu le livre d’Anna Logon comme une épopée à travers divers milieux, divers pays, diverses expériences de vie.

J’ai particulièrement aimé la peinture de la vie parisienne, du charme d’une vie tour à tour insouciante et préoccupée par la précarité financière, la découverte de Paris, les rencontres, les péniches, les quais parisiens… sans oublier un tableau réaliste de la pauvreté de la ville, qui est l’envers de la politique d’Haussmann. L’Histoire se mêle à la vie des personnages et nous découvrons une époque à travers l’expérience, les sensations et les ambiances.

A l’écart des riches avenues, les étroites ruelles et façades chancelantes de misère regorgeaient d’une foule morne, pâle, maigre, couverte d’injures et de boue. Une tourbe poisseuse et poussive qui naissait, vivait et mourrait dans un cloaque immonde. Sinistres bas-fonds puants de douleurs, qu’un Paris léger et vaniteux ignorait. Ce n’était pas de ce Paris-là que Charlotte se souvenait. Cette masse d’ombre, passant sans avoir été, escamotait ses souvenirs ensorceleurs des fastes de l’Exposition Universelle de 1878, la féérie électrique sur l’avenue de l’Opéra et la magnificence des monuments. En une journée, cette ville gargantuesque devenait l’effroyable capitale qui dévorait les plus démunis.

Progrès et misère : une évocation nuancée de la révolution industrielle dans L’Acier et la soie

L’Acier et la soie nous fait entrer dans une période de tension entre progrès technique et revendications sociales. A travers le destin de personnages souvent emportés par le flux de l’Histoire, Anna Logon évoque les enjeux de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème. La lectrice/le lecteur se retrouve immergé(e) au cœur des problématiques de cette époque troublée. Si les souvenirs de la Commune et de la défaite de Sedan sont encore présents, de nouvelles préoccupations voient le jour, tels que les complots monarchistes et bonapartistes, les attentats anarchistes et les révoltes d’ouvriers. Le capitalisme se développe à tout allure, de même que les mouvements sociaux et révolutionnaires.

Si L’Acier et la soie met en scène une héroïne fascinée par l’industrie et le progrès, ce roman ne tombe pas dans la facilité d’un point de vue unilatéral. La vision de la révolution industrielle est au contraire très nuancée. Nous assistons au développement de l’industrie mais aussi aux injustices sociales et à la « méchanceté d’un monde présumé moderne ». D’abord fascinée par le fameux American Dream et par l’optimisme d’un Nouveau Monde synonyme de liberté, Charlotte en constate bientôt les limites :

Ainsi, le Nouveau Monde s’avérait capable du meilleur comme du pire. Aucune recette miracle, on retrouvait les mêmes ingrédients qu’en Europe. Juste en plus grandes quantités. La misère pouvait être aussi monstrueuse que les richesses démesurées. La situation n’était guère favorable à l’embauche des hommes, encore moins des femmes.

L’Acier et la soie, ou la lutte d’une femme pour exister dans un monde d’homme

« Une femme ? Dans l’industrie ? Quelle ironie ! »

L’Acier et la soie est avant tout l’histoire de la lutte d’une femme contre la société et contre sa propre famille. Ce roman féministe dépeint avec une finesse psychologique remarquable les différentes injustices que pouvait vivre une femme du 19ème siècle. Ces dernières sont d’autant plus flagrantes que le roman met en parallèle Charlotte, studieuse, brillante et responsable, et son frère Hubert, capricieux et indiscipliné, qui devient un homme de pouvoir tout aussi inconséquent mais tout-puissant. Éduquée dans le but d’être une épouse distinguée, Charlotte voit son idiot de frère accéder à ses rêves les plus fous grâce à son nom, son héritage et son sexe. Elle est réduite à « se taire, faire le dos rond ». Affirmer ses opinions, ses émotions ou ses rêves revient à de l’insolence aux yeux masculins. Au point d’être contrainte de rejeter sa féminité pour exister aux yeux d’une « société faite par et pour les hommes ».

Le refus de la condition féminine dans L’Acier et la soie

« Cette journée ne fut qu’un cri ». La première scène du livre n’est pas anodine, s’ouvrant sur l’effroyable mort de la mère de Charlotte en accouchant. Lors de ses premières règles, ce souvenir reviendra à notre héroïne, qui refuse d’accepter la condition féminine. Cette dernière est associée à un accouchement sanglant, à des règles douloureuses et considérées comme honteuses, à l’amour sans consentement, à la procréation. « Bonne qu’à la lessive et à écarter les cuisses », la femme en vient même à considérer le viol comme une « sempiternelle histoire qui se répète de mère en fille ». En lisant ce roman, je savais que le 19ème siècle était l’une des pires époques en matière de condition féminine. Pourtant, je n’ai pu m’empêcher de trouver des échos avec notre époque, qui évolue, certes, mais où de telles expériences et mentalités sont encore parfois d’actualité.

Était-il prétentieux de ne pas vouloir borner son existence à ce que ce monde bien-pensant lui réservait ? Pourquoi s’enfermer dans un conformisme aux périmètres hommes-femmes écrits d’avance ? Dépasser les strictes frontières, braver l’interdit. Être l’enfant cabochard et rebelle qui franchira la porte close, coûte que coûte, surtout si l’index autoritaire se lève et l’admoneste. Au fond de sa gorge, Charlotte gardait ce goût amer de l’exclusion.

Ni homme ni femme

Anna Logon offre une réflexion nuancée sur la féminité et la masculinité. Malgré la dénonciation de la condition féminine, Charlotte n’adhère pas aux codes masculins pour autant. Cela donne lieu à un conflit intérieur très intéressant entre l’homme et la femme en elle. Souhaitant « être Charles sans pervertir Charlotte », elle se sent emprisonnée dans un costume qui nie sa personne. Satisfaite ni par la condition féminine ni par l’attitude virile et arrogante des hommes du milieu industriel, Charlotte s’interroge : « Quel corps pour habiter son esprit ? »

La résilience d’une femme courageuse

L’Acier et la soie est une quête identitaire. Charlotte n’arrive pas à se définir par des genres dont les codes sont dictés par une société binaire et viriliste. Perpétuellement en recherche d’elle-même, notre héroïne ne cesse de se transformer, d’évoluer, de se perdre et de se retrouver. Les carcans féminin et masculin oppriment sa liberté, sa révolte.

Charlotte ressentit soudainement une énorme bouffée de chaleur. Elle remontait de l’estomac, lui gonflait les poumons, puis traversait sa gorge. Soudain, Charlotte respirait la liberté pour la première fois, Elle aurait voulu retenir ce cri venant de l’intérieur. Il sortit d’un coup, explosif et long, telle une insolence comprimée depuis trop d’années.

L’Acier et la soie insiste sur la nécessité de désapprendre pour devenir, afin de se réapproprier soi-même, de redevenir soi. Finalement, la liberté n’est pas synonyme d’une attitude égoïste rejetant tout attachement mais consiste plutôt en la connaissance de soi-même. Charlotte se construit au fil de ses expériences et des hommes et des femmes croisé(e)s sur son chemin.

Elle avait compris que la vie ne pouvait être programmée, on pouvait perdre insouciance et rêves d’enfant en chemin, et peut-être, les retrouver plus loin au gré des rencontres, parfois différents. S’enrichir toujours des expériences, de leur intensité, celles qui font quelquefois courber l’horizon dans un silence imperceptible.

J’ai été profondément émue par la lecture de L’Acier et la soie. J’ai été indignée, révoltée, triste, joyeuse et j’ai pleuré, tremblé et rêvé avec Charlotte. Ce roman est historiquement passionnant mais il d’autant plus touchant qu’il parlera à toutes les femmes de toutes les époques.

Si vous vous intéressez au genre dans la littérature, vous aimerez également La Main gauche de la nuit d’Ursula Le Guin, où le héros découvre une planète dont les habitants ne sont ni des femmes ni des hommes mais des êtres asexués.

Si vous vous intéressez au féminisme, je vous invite à lire mon article sur la figure de la sorcière.

« Les petites-filles des sorcières que vous n’avez pu brûler » : la figure de la sorcière à travers 7 livres

Les sorcières sont de retour. Sur les réseaux sociaux, dans les livres, les films et les séries, la sorcellerie est désormais à la mode. Pourchassées et exterminées au début de l’ère moderne, ces femmes injustement accusées de pactiser avec le diable sont désormais réhabilitées au point que des mouvements féministes se réapproprient la figure de la sorcière. Celle-ci apparaît comme une femme libre, indépendante, proche de la nature et des animaux, ayant une connaissance approfondie des plantes et pratiquant une spiritualité hors des cadres dogmatiques. La littérature s’est emparée de cette image et la décline sous diverses formes. Les livres évoqués ici apportent chacun un éclairage différent sur la sorcière.

Le livre le plus déjanté : Trois Soeurcières de Terry Pratchett

Trois Soeurcières est un roman délirant dans lequel Terry Pratchett parodie Macbeth de William Shakespeare, tout en faisant parfois référence à Hamlet. Nous retrouvons de nombreux personnages, thèmes et motifs shakespeariens : le fantôme du roi assassiné condamné à errer tant qu’il n’a pas accompli son destin ; l’usurpateur à la conscience tourmentée et aux mains tâchées de sang ; la figure du fou ; le royaume malade qui souffre de la corruption de ses dirigeants ; le monde à l’envers et les manifestations surnaturelles qui caractérisent le mal-être ambiant… et, bien sûr, les trois sorcières.

Mais tous ces éléments shakespeariens sont détournés de manière humoristique. Les sorcières deviennent les héroïnes burlesques et attachantes de cette farce savoureuse, ce qui illustre bien le renversement de l’image de la sorcière qui, de maléfique, devient sympathique. Je conseille tout particulièrement ce livre à celles et ceux qui connaissent les œuvres d’origine, afin de mieux en apprécier les références.

Le vent, l’orage et les éclairs… Tout cela dans l’horreur d’une profonde nuit. Une de ces nuits, peut-être, où les dieux manipulent les hommes comme des pions sur l’échiquier du destin. Au cœur des éléments déchaînés luisait un feu, telle la folle dans l’œil d’une fouine. Il éclairait trois silhouettes voûtées. Tandis que bouillonnait le chaudron, une voix effrayante criailla : « Quand nous revoyons-nous, toutes les trois ? » Une autre voix, plus naturelle, répondit : « Ben, moi j’peux mardi prochain. »

Le livre le plus étrange : L’adaptation de Sacrée Sorcières de Roald Dahl en bande dessinée par Pénélope Bagieu

Pénélope Bagieu a adapté le célèbre Sacrées Sorcières de Roald Dahl en une très belle bande dessinée. Dans ce livre, une grand-mère met son petit-fils en garde contre les sorcières, qui « ne sont pas des femmes » mais qui ont « l’apparence de n’importe quelle femme ». Elles sont partout et leur but ultime est de faire disparaître tous les enfants de la Terre. Comme le souligne Céline du Chéné dans Les Sorcières, une histoire de femmes, Sacrées Sorcières reprend l’idée que, parmi nos connaissances, s’infiltrent des individus à l’apparence ordinaire mais qui sont en fait maléfiques. Or, cette croyance a été à l’origine de la grande théorie du complot qu’a été la chasse aux sorcières et qui a permis l’extermination d’un nombre inimaginable de femmes. Ce n’est pas là le propos du roman de Roald Dahl ni de la bande dessinée de Pénélope Bagieu mais cela témoigne de tout un arrière-plan historique qui sous-tend toute représentation des sorcières.

Dans Sacrées Sorcières, Le petit garçon, orphelin, vit désormais avec sa grand-mère excentrique. Grâce aux avertissements de cette dernière, il saura reconnaitre de vraies sorcières et peut-être même déjouer leurs plans. Ce livre est drôle, tendre et sombre. Les illustrations, à la fois inquiétantes et amusantes, recréent à merveille l’ambiance du conte noir de l’écrivain britannique.

Elles sont partout ! Elles vivent dans tous les pays du monde. Elles s’habillent normalement, elles ont des amis, des métiers normaux… Voilà pourquoi elles sont si difficiles à repérer ! Mais ce qu’elles ont TOUTES en commun, c’est leur dégoût, leur détestation, leur haine viscérale des enfants !!

Le livre le plus ésotérique : Âme de Sorcière, ou la magie du féminin d’Odile Chabrillac

Âme de Sorcière est un essai présentant la figure de la sorcière comme un modèle d’inspiration et offrant des pistes pour « expérimenter une féminité libre, puissante et bienveillante ». Il se découpe en 3 parties, abordant d’abord la sorcellerie d’un point de vue historique. Il rappelle le contexte des chasses aux sorcières puis l’évolution de la figure de la sorcière, jusqu’aux mouvements féministes des XXe et XXIème siècles. Odile Chabrillac s’inspire ensuite des sorcières pour présenter les manières de se réapproprier sa féminité, en abordant des thèmes tels que le retour au corps, qui a longtemps été nié, le cycle menstruel, la nudité, la sexualité, la nature, la figure de la guérisseuse, puis l’intuition, les synchronicités et la spiritualité. La troisième partie se développe comme un manuel d’initiation en proposant « Huit clés pour mettre plus de magie dans sa vie ».

J’ai beaucoup aimé l’avant-propos et la partie historique, étant passionnée par l’Histoire et par l’évolution de l’image de la sorcière à travers le temps. En revanche, la suite de l’essai m’a laissée mitigée. Les nombreuses pistes proposées, tout en revendiquant une émancipation vis-à-vis de la norme, semblent par moment créer de nouvelles injonctions, notamment en matière d’amour et de sexualité, au point qu’Odile Chabrillac se sente obligée de préciser que « la question n’est pas de créer une nouvelle norme, une injonction inverse » et que « la liberté est d’être qui l’on est ». Certains passages ne sont pourtant pas dans cet état d’esprit, ce qui est dommage.

Certains sujets m’ont intéressée, tels que l’enracinement, le respect et la bienveillance envers soi-même. Toutefois, je ne me suis personnellement pas retrouvée dans la dimension spirituelle et chamanique ni dans les rituels proposés. Je conseille donc ce livre aux personnes s’intéressant plutôt à la dimension ésotérique de la sorcellerie.

C’est la peur qui nous a si longtemps maintenues sous tutelle, celle de ne pas oser demander, de déborder, de ne pas assumer ses désirs ni sa volonté. Il s’agit d’être au monde de manière qui fait sens pour soi. […] La liberté, c’est paradoxalement d’accepter de ne pas savoir ce qui va se passer. C’est reprendre le chemin des écoliers tout en se laissant initier par la vie. C’est davantage se fier à sa boussole intérieure plutôt qu’aux avis des autres, car eux réagissent avec leurs peurs, leur histoire, leurs conditionnements, leurs envies et leur jalousie aussi, ce que l’on appelle en psychologie « leurs projections ». Ils ne savent finalement pas grand-chose en ce qui nous concerne. 

Le livre le plus esthétique : Les Sorcières, une histoire de femmes de Céline du Chéné

Ce beau livre s’inspire de la série documentaire « Sorcières », diffusée par France Culture en 2018. Les Sorcières, une histoire de femmes mêle images, tableaux, photographies et textes et retrace l’évolution de la figure de la sorcière à travers les siècles. Il s’appuie sur diverses disciplines et se divise en 4 chapitres : La chasse aux sorcières (Histoire), La sorcellerie (anthropologie), Figures de sorcières (arts), Sorcières politique et féministes.

Cet ouvrage très riche rappelle que les chasses aux sorcières n’ont pas eu lieu au Moyen Âge mais au début de l’ère moderne, commençant un long processus de réappropriation masculine des manières de penser et du monde du travail, marginalisant le savoir féminin, notamment dans le domaine médical. Nous y retrouvons la figure de la sage-femme et de la guérisseuse, la crainte vis-à-vis des femmes célibataires, veuves ou sans enfants, et la peur obsessionnelle des hommes de perdre leur virilité. Le lien est fait avec un contexte religieux et politique tendu, où les théories du complot recherchent de nouveaux boucs émissaires.

Différentes facettes de la sorcellerie sont évoquées : proximité avec la nature et les animaux, connaissance des plantes, ésotérisme et chamanisme. La partie réappropriation politique de la figure de la sorcière m’a particulièrement intéressée. En se réappropriant des accusations inventées de toutes pièces, ces mouvements modernes valorisent la liberté féminine au travers des luttes féministes, écologiques, anticapitalistes et anti patriarcat, s’inscrivant souvent dans une pensée néopaïenne et dans la construction d’une spiritualité en-dehors de tout dogmatisme. Ce livre est passionnant mais non exhaustif. Je l’ai trouvé plutôt descriptif et j’aurais peut-être aimé davantage d’analyses. Il reste toutefois un très beau livre.

En se désignant « sorcière », Starhawk réunit en elle le féminisme, une tradition spirituelle et une dimension politique militante, anticapitaliste et environnementale. Elle s’inscrit dans le mouvement écoféministe qui met en parallèle deux formes de domination, celle des hommes sur les femmes et celle des humains sur la nature.

Le livre le plus politique : Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet

La Lecture de Sorcières n’est pas de tout repos ! Elle fait réfléchir, indigne et peut faire remonter des souvenirs désagréables. Je n’ai pas adhéré à la totalité de cet essai mais la lecture du dernier chapitre, « Mettre ce monde cul par-dessus tête », m’a vraiment parlé, voire émue !
Après une introduction historique passionnante, où Mona Chollet souligne que la répression des femmes accusées de sorcellerie, au début de l’âge moderne, a considérablement influencé notre manière de penser, l’autrice annonce que son livre parlera de l’héritage de la chasse aux sorcières dans notre société.

Sorcières se développe en 4 axes : la stigmatisation de la femme indépendante et célibataire ; la méfiance vis-à-vis des femmes sans enfants ; l’image repoussante de la vieille femme ; l’association entre domination de la femme et domination de la nature pour aboutir à un système de pensée cartésien où le corps et les émotions sont dévalorisés.
J’ai parfois été mitigée et n’ai pas toujours adhéré aux analyses de Mona Chollet, peut-être en raison d’une différence générationnelle qui fait que certaines normes ont évolué.
Le chapitre sur l’indépendance des femmes m’a laissée sur ma faim car elle parle surtout du mariage, alors que l’injonction du couple dépasse ce cadre-là, les filles subissant très jeunes cette pression. J’ai trouvé certains sujets moins approfondis que d’autres. Toutefois, ces réflexions intéressantes sont source d’enrichissement intellectuel.

J’ai particulièrement aimé le passage sur la dévalorisation des femmes intellectuelles qui ne rentrent pas dans les normes, ainsi que la dernière partie faisant le lien entre chasse aux sorcières, haine des femmes, pensée rationnelle et maltraitances médicales. Le livre se termine en beauté sur l’espoir d’une évolution vers un monde différent.

On assiste à un grand mouvement collectif pour tenter de renverser le rapport de force, d’imposer la prise en compte de la subjectivité et du vécu des femmes, de subvertir enfin les mille ruses rhétoriques qui permettent de minimiser sans cesse les violences qu’elles subissent. Les récits des autres persuadent chacune de sa propre légitimité à refuser certains comportements […], en faisant taire la petite voix qui jusque-là disait « Mais non, c’est toi qui es trop sensible, trop pudique, trop douillette… »

Tout à coup, avec cette parole et avec mille autre, on pressentait à quel point le monde vu par les femmes était différent du monde que l’on nous vend tous les jours. Ce que l’on désignait par la formule convenue « libération de la parole » avait presque l’effet d’un sort, d’une formule magique, déchaînant orages et tempêtes, semant le chaos dans notre univers familier. Les grands mythes de notre culture tombaient comme des dominos et ceux qui, sur les réseaux sociaux, nous prêtaient une volonté de censure quand nous relayions ces changements de perspective brutaux trahissaient sans doute leur affolement de sentir le sol se dérober sous leurs pieds. […] Contrairement à eux, je vivais cet effondrement comme une libération, une percée décisive, comme une transfiguration de l’univers social. On avait l’impression qu’une nouvelle image du monde luttait pour advenir.

Le livre le plus fort et émouvant : Circé de Madeleine Miller

Le roman de Madeleine Miller réécrit le mythe de la magicienne Circé en faisant d’elle une sorcière moderne, féministe et indépendante. Fille d’Hélios et d’une nymphe, Circé vit au cœur du royaume de son père, parmi les dieux. Mais sa famille la rejette car son physique est atypique et son caractère est plus humain que divin. Sensible, empathique et indépendante, la déesse ne se retrouve pas dans les fêtes et les intrigues divines. Finalement exilée sur une île, au cœur de la nature et entourée d’animaux, Circé apprend à connaître ses pouvoirs.

Nous revivons à travers ses yeux certains passages de L’Odyssée et recroisons avec plaisir le chemin de nombreuses figures mythologiques : Médée et Jason, Ariane et le minotaure, Scylla, Ulysse, Pénélope, Télémaque… Circé pratique une sorcellerie en harmonie avec la nature, les saisons et les plantes. Féministe, elle cherche sa place en tant que femme sans jamais s’enfermer dans les stéréotypes féminins ou masculins et montre aux hommes que le monde n’est pas forcément ce qu’ils croient.

Cette sorcière qui s’émancipe de la culture des dieux, où elle n’avait pas sa place, rappelle l’opposition entre nature et culture. Or, comme le rappelle Mona Chollet, la chasse aux sorcières a marqué le début de la volonté de domination de l’homme sur la nature. Au nom de la raison et de la pensée cartésienne, la nature et la femme sont considérées comme inférieures. En rétablissant une harmonie avec les éléments, les animaux et les plantes, Circé réhabilite l’irrationnel et rejette la culture classique pour un mode de vie moins luxueux mais plus authentique et respectueux de la nature. Pour toutes ces raisons, cette réécriture du mythe de Circé peut s’inscrire dans les idées de l’écoféminisme. Son héroïne apparaît comme une sorcière moderne, mouvante, en opposition avec des dieux classiques immobilisés dans leur immortalité : « Jadis, je pensais que les dieux étaient le contraire de la mort, mais je vois maintenant qu’ils sont plus que morts, car ils sont immuables et ne peuvent rien tenir entre leurs mains ».

Circé est un roman bouleversant, dont l’héroïne est magnifique : forte, sensible, puissante, empathique et profondément humaine.

J’avais envie qu’ils viennent. De les voir ouvrir de grands yeux quand je pénétrais dans l’antre des loups, nageais dans les eaux où se nourrissaient les requins. […] Avais-je vraiment craint des créatures pareilles ? Avais-je passé dix mille ans à me cacher dans mon trou de souris ? […] Eh bien ? Qu’as-tu à me dire ? Tu m’as jeté en pâture aux corbeaux, mais il se trouve que je les préfère à toi.

A l’arrivée du premier équipage, j’étais une pauvre chose désespérée, prête à se pâmer devant tout ceux qui lui souriraient. A présent, j’étais une cruelle sorcière. […] Serais-je une pauvre petite chose pleurnicharde ou une garce ? Une mouette stupide ou un vilain monstre ? Il ne devait pas y avoir que ces deux possibilités.

Le livre le plus célèbre : Harry Potter de J.K. Rowling

La saga Harry Potter diffère sans doute des livres cités plus haut car elle ne reprend pas la figure de la sorcière à proprement parler. Toutefois, cette série de romans a contribué à faire entrer l’image de la sorcière dans un imaginaire positif et a permis à de nombreuses lectrices de s’identifier, de grandir et d’évoluer au contact des personnages. Hermione est particulièrement significative : curieuse, intelligente, volontaire, elle sort du lot et diffère des personnages féminins habituels. Contrairement à ces derniers, elle n’est pas caractérisée par sa beauté mais se définit par son intelligence, par son discernement et sa compréhension des émotions humaines. D’une curiosité insatiable, comme la sorcière traditionnelle, Hermione n’hésite pas à aller plus loin dans le savoir, ce qui ne manque pas de déranger certains personnages masculins. Or, la chasse aux sorcières avait pour but d’éloigner les femmes du savoir et de les reléguer à un rôle de subalterne. Hermione ose prendre la parole et affirmer son savoir et n’hésite pas à transgresser les règles quand il s’agit de défendre ses valeurs.

On peut donc voir en ce personnage moderne une dimension féministe et l’on peut y retrouver certains traits traditionnellement attribués à la sorcière. Le nombre de jeunes filles ayant grandi en voyant en Hermione une figure d’identification montre bien le pouvoir d’une telle représentation. Comme le dit Mona Chollet, nous avons besoin de modèles. J.K. Rowling nous donne, à travers ce personnage, la possibilité d’un modèle différent, celui d’une fille avant tout intelligente, libre, sensible et forte.

Très bien ! dit soudain Hermione.
Elle se leva, rangea son livre et mit son sac sur l’épaule en manquant de faire tomber Ron de sa chaise.
– Très bien ! répéta-t-elle. Je laisse tomber ! Je m’en vais !
A la grande stupéfaction de toute la classe, Hermione s’avança vers la trappe grandes enjambées, l’ouvrit d’un coup de pied et descendit l’échelle. 

Si vous aimez Harry Potter, vous pouvez lire mon article sur la dualité et l’ennemi intérieur dans la saga de J.K. Rowling ici.

La figure de la sorcière m’a attirée très jeune. Je n’adhère pas forcément à toutes ses facettes ni à toutes les idées évoquées ci-dessus. Toutefois, j’aime la remise en cause des normes et la nouvelle manière de voir les choses qu’implique la sorcière. La fameuse « libération de la parole » a fait écho en moi à des pensées, un vécu, à une révolte face à une certaine norme dès mon plus jeune âge. Je croyais ne pas être de mon temps ; il suffisait d’attendre quelques années. La sorcière rejoint une révolution de la pensée, une révolution du regard. Elle est synonyme d’émancipation, de sensibilité et d’harmonie. C’est pourquoi j’aime particulièrement cette citation du Manifeste de WITCH que Mona Chollet a placée au début de son essai :

Inutile d’adhérer à WITCH. Si vous êtes une femme et que vous osez regarder à l’intérieur de vous-même, alors vous êtes une sorcière.

Si vous souhaitez lire un livre mettant en scène le pouvoir de résilience de femmes à la fois fortes et sensibles, je vous conseille fortement le magnifique Dans La Forêt de Jean Hegland. C’est une lecture passionnante et émouvante dont on ne sort pas indemne.

Toni Morrison : la plume de l’Histoire afro-américaine

« La recherche de l’amour et de l’identité traverse la plupart de mes écrits. »

Le 5 août, a disparu Toni Morrison, Prix Nobel de littérature, 8ème femme et seule personne afro-américaine ayant reçu ce prix. Dans ses romans, Toni Morrison donne une vision intime de l’Histoire de la communauté noire aux États-Unis. Elle met en scène des personnages féminins très forts et illustre les conséquences de la ségrégation dans le quotidien des femmes. Je souhaite aujourd’hui rendre hommage à cette grande écrivaine qui a marqué ma découverte de la littérature américaine.

Une fille d’ouvriers Prix Nobel de littérature

Issue d’une famille d’ouvriers, Toni Morrison a été encouragée à faire des études. À l’issue d’études littéraires à l’Université de Howard, alors destinée aux Noirs, elle soutient une thèse sur la thématique du suicide dans les œuvres de Faulkner et de Virginia Woolf.

Toni Morrison devient ensuite professeure de Lettres et éditrice. Elle commence à écrire à 39 ans avec L’Œil le plus bleu. Elle écrira de nombreux ouvrages : romans, nouvelles, essais, livres pour enfants… Mais elle reste surtout connue pour ses romans, notamment pour le bouleversant Beloved.

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Histoire afro-américaine et recherche de l’identité dans les livres de Toni Morrison

Dans ses romans, Toni Morrison illustre l’Histoire de la communauté afro-américaine, des débuts de l’esclavagisme à maintenant. D’une plume réaliste, souvent très crue, elle mêle la vie quotidienne et une dimension mythique liée à la recherche des origines.

La quête de l’identité est très présente chez Toni Morrison. Il est question d’une transmission à travers les générations et de la recherche des racines (Le Chant de Salomon, Home). Les personnages s’ancrent toujours dans une Histoire plus vaste, qui remonte à une histoire familiale, voire à l’Histoire d’un peuple. Dans Home, Franck Money, vétéran de la guerre de Corée, traverse les États-Unis pour retrouver sa sœur malade et la ramener à la maison familiale. Cette quête des origines lui permet de retrouver une identité perdue et de panser ses blessures.

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L’œuvre de Toni Morrison, marquée par la violence

Dans les romans de Toni Morrison, le drame personnel prend parfois des airs de tragédie. L’héroïne de Beloved, qui tue sa propre fille afin de lui épargner l’esclavagisme, est selon moi une figure tragique. Son acte l’assimile à Médée, magicienne de la mythologie grecque, qui assassine ses propres enfants.

La violence est très présente dans l’œuvre de Toni Morrison. Elle y dépeint la réalité de la vie de personnages non idéalisés. C’est une littérature très dure, souvent pessimiste (L’Œil le plus bleu, Paradise), où les oppressés deviennent parfois oppresseurs. L’écrivaine évoque la violence sociale, l’infanticide, le viol, l’inceste… Ainsi que la violence des sentiments (Love, Jazz).

Mais Toni Morrison offre aussi une véritable poésie du quotidien, avec une plume très onirique, proche du réalisme magique, dont les moments de tendresse ne sont pas absents. La narratrice de L’Œil le plus bleu se souvient ainsi de moments familiaux pleins de douceur.

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Malgré une œuvre parfois pessimiste, Toni Morrison a affirmé que la situation humiliante de certains de ses personnages n’était plus d’actualité. Elle place notamment beaucoup d’espoir dans l’engagement politique et dans l’éducation.

Si l’œuvre de Toni Morrison vous intéresse, je vous invite particulièrement à lire L’Œil le plus bleu ! C’est grâce à cette lecture que j’ai découvert Toni Morrison.

Et vous, comment avez-vous découvert Toni Morrison ? Quel est votre livre préféré ?

Également sur le blog : Les Livres de l’automne : idées de lecture pour un automne cosy (1/2), où je parle de L’Œil le plus bleu.

Dans La Forêt : une apocalypse pleine d’espoir

« En nous le cri de la vie continuait de résonner, irrépressible. »

Résumé de Dans La Forêt

Nell et Eva ont toujours vécu dans une clairière au milieu de la forêt en Californie avec leurs parents. Non-scolarisées en raison de la distance qui les sépare de la ville, elles ont grandi au cœur de la nature et y ont développé leur créativité.

Le récit commence à la fin de leur adolescence. Nell est passionnée de littérature et prépare l’ « Achievement Test» pour entrer à Harvard, tandis qu’Eva consacre son temps à la danse classique. Mais le monde moderne en crise se détériore petit à petit. La civilisation s’effondre et les deux sœurs, devenues orphelines, se retrouvent seules, isolées dans une forêt qui leur paraît désormais hostile et dangereuse. Attendant un retour improbable au normal, elles vont devoir changer leurs attentes, leurs regards sur le monde et leur rapport à l’existence. Pour survivre, il faudra renouer avec la forêt qui les entoure et apprendre à être à l’écoute de la nature.

une forêt : arbres, fougères

Dans La Forêt de Jean Hegland fut publié aux États-Unis en 1997. Malgré un succès international, il n’a été traduit en français qu’en 2017 après la parution d’une adaptation cinématographique.

Dans La Forêt, un roman post-apocalyptique

Dans La Forêt est un roman d’anticipation post-apocalyptique, bien qu’il n’y ait rien de spectaculaire. Alors que tout s’effondre, l’état de la ville n’est pas impressionnant mais plutôt grisâtre. Les gens sont devenus méfiants et accueillent les étrangers la carabine à la main, les entrepôts de nourriture sont vides, les rues sont désertes, les épidémies ravagent la population. Ces images sinistres ne sont pas sans rappeler les photos de Detroit après la crise.

Immeuble détruit

C’est ce que j’ai apprécié dans la représentation de la fin du monde moderne : c’est une mise en scène qui nous parle, qui nous est très proche. Pas d’explosion ni de raz-de-marée ; cela arrive très lentement et progressivement, comme si le monde n’en finissait pas de mourir. Jean Hegland décrit avec finesse la réaction ambigüe d’une population qui n’en peut plus de la situation :

« Chez la plupart des gens régnait une étrange impression de gaieté, une sorte de soulagement secret […]. Nous ne pouvions nous empêcher d’être saisies d’une étrange exaltation à l’idée que quelque chose hors de notre portée fût suffisamment puissant pour détruire l’inexorabilité de notre routine. […] Les anciennes règles avaient été temporairement suspendues, et c’était excitant d’imaginer les changements qui naîtraient inévitablement de ce bouleversement».

Dans La Forêt, un roman d’apprentissage

Il y a un écart entre les attentes des jeunes filles, qui espèrent que les choses redeviennent comme avant, et la réalité. L’utilisation quotidienne de l’encyclopédie par Nell, souhaitant se maintenir à niveau pour ses examens, est très révélatrice : symbole de savoir, cet ouvrage permet au personnage de se raccrocher à une civilisation désormais illusoire.

L’évolution psychologique des héroïnes est semblable à celle d’une personne ayant subi un traumatisme ou un deuil : après le choc, s’ensuit une période de déni où les personnages se raccrochent à l’idée du monde qu’elles ont connu. Vient ensuite le désespoir en réalisant qu’il ne reste que l’inconnu, puis l’acceptation de leur situation et enfin le début d’une vie nouvelle.

cabane

Le rapport à la nature : Dans La Forêt est un roman écologique

La réconciliation avec la vie va de pair avec une adaptation progressive à la nature. Une bonne partie de Dans La Forêt se déroule en huis-clos, les héroïnes étant doublement enfermées : dans leur maison familiale étouffante de souvenirs, elle-même entourée d’une forêt oppressante d’où peut surgir à tout moment un danger – un ours ou, pire encore, un homme :

« Il n’y a aucune échappatoire. Même le feu dans le poêle semble menaçant. […] Nous sommes cernées par la violence, par la colère et le danger, aussi sûrement que nous sommes entourées par la forêt. La forêt a tué notre père, et de cette forêt viendra l’homme – ou les hommes – qui nous tueront. »

L’ennui et la peur caractérisent leurs vies qui tournent autour de la crainte des hommes et de la certitude que, malgré tous leurs calculs, elles finiront par manquer de nourriture. Leur angoisse est contagieuse et crée un suspense qui tient en haleine.

Puis le lieu clôt et étouffant de la maison s’ouvre peu à peu quand les jeunes filles réalisent qu’elles ont besoin de la nature pour survivre. En passant de la passivité et de la prostration à l’action, elles reprennent le goût de la vie : « Je n’ai plus souhaité mourir une seule fois depuis le jour où je suis entrée au jardin potager ».

En s’appropriant la forêt afin de répondre à leurs besoins, les jeunes filles développent un profond respect de la nature. Dans La Forêt délivre selon moi un message écologique : l’on prend à la forêt le strict nécessaire pour survivre, tout en respectant ses créatures. Après avoir tué une laie, Nell surmonte sa peur, sa culpabilité et son dégoût en se disant : « Tu l’as tuée. Tu lui dois de l’accueillir dans ton ventre. Elle mérite de vivre en toi ». Cette vision des choses relève presque d’un rituel : il s’agit d’intérioriser la puissance de la bête pour la faire revivre en soi, pratique familière à certaines tribus amérindiennes : « Parfois j’ai l’impression de porter sa vieille âme sauvage en même temps que la mienne ». Il ne s’agit pas de consommer pour consommer ; l’absorption de la nourriture acquiert un sens pratiquement spirituel.

L’harmonie de leur « collaboration […] avec la terre et l’eau et le soleil » prend un caractère quasi-religieux : Nell parle de ses récoltes comme d’une « manne », elle voit quelque chose de « sacré » dans le fonctionnement de la nature et reçoit les fruits de son travail comme un don. « Une sorte de prière de gratitude » lui vient même à l’esprit en cueillant des baies.

Le sacré et la spiritualité ne font qu’un avec le monde concret, avec la corporalité qui est enfin acceptée dans son ensemble :

« J’ai imaginé les asticots qui grouillaient, les liquides épais, la putréfaction. Et pourtant, mes visions ne contenaient aucune horreur. Et après ? ai-je pensé. Nous chions quand nous sommes en vie, et nous pourrissons quand nous sommes morts. C’est la nature. C’est notre nature. »

Cette acceptation de la vie sous toutes ses formes – et donc de la mort, qui fait partie de la vie, rejoint les pratiques amérindiennes, auxquelles Nell s’identifie de plus en plus. Elle considère ainsi que la nature ne lui appartient pas mais qu’elle-même en fait partie : « je suis juste un être humain, une autre créature au milieu d’elle ». Le caractère sacré de la nature crée une union, une identification entre le corps et la forêt, qui est elle-même personnage à part entière.

des baies, une branche, les bois

Dans La Forêt et la réappropriation du corps : un message féministe ?

Le corps féminin occupe une place importante dans le roman de Jean Hegland. Il est d’abord malmené : blessé, violé, torturé par la faim. Afin de renouer avec la vie, il faut que les jeunes femmes se réapproprient leurs propres corps :

« N’oublie pas que c’est à toi. Que ce corps est le tien. Personne ne pourra te le prendre, si seulement tu l’acceptes toi-même, le revendiques à nouveau – tes bras, ta colonne vertébrale, tes côtes, le creux de tes reins. Tout est à toi. Toute cette générosité, toute cette beauté, toute cette force et cette grâce sont à toi. Ce jardin potager est à toi. Prends-le. Reprends-le. »

J’ai vu dans ce roman un message féministe. La femme apprend à être à l’écoute de son corps et à le considérer comme sien. L’homme, s’il apparaît d’abord sous un jour positif au travers du personnage attachant du père, devient vite un prédateur pire que les créatures de la forêt : entre l’homme et l’ours, les jeunes femmes craignent davantage l’homme. L’ours fait partie d’un tout, tandis que l’homme rompt l’harmonie en apportant avec lui sa violence destructrice.

Dans La Forêt présente crûment la réalité de ce que vit le corps féminin, sans ellipses et sans fausse pudeur. Jean Hegland évoque ce que vivent les jeunes filles de manière réaliste sur le plan physique et psychologique, créant un prolongement entre ces deux dimensions qui sont indissociables. La question du viol est présentée dans sa cruelle réalité et n’est pas traitée de manière anodine, contrairement à ce que j’ai pu voir dans d’autres œuvres littéraires.

Le corps féminin n’est pas tabou. La maternité et l’accouchement sont réels, à la fois violents et magnifiques. Mais le réalisme est dépassé pour atteindre une dimension cosmique :

« Elle ne hurle pas, mais elle gémit et les bruits qui sortent d’elle dépassent la douleur et le travail de l’accouchement, dépassent la vie humaine – ou même animale. Ce sont les bruits qui déplacent la terre, les bruits qui donnent voix aux profondes et violentes fissures dans l’écorce des séquoias. Ce sont les bruits des cellules qui se divisent, des atomes qui se lient entre eux, les bruits de la lune croissante et de la formation des étoiles ».

L’harmonie avec la nature, l’acceptation de la vie sous toutes ses formes et la réappropriation de son propre corps ne sont pas dissociables. Ce rapprochement entre la femme et la nature m’a fait penser à la figure de la sorcière. Au Moyen Âge, cette dernière fut d’abord considérée comme une guérisseuse proche de la nature, qui connaissait les herbes et les plantes. Cette assimilation de la féminité à une force primitive, presque animale, n’a ici rien de péjoratif, rappelant certaines religions païennes.

Le corps et la nature acquièrent une force sacrée. Cette puissance qui anime les héroïnes de Dans La Forêt est certes physique mais elle vient d’une force spirituelle qui émane d’elles, d’une pulsion de vie, une sève qui circule dans leur sang. Si Nell et Eva survivent et s’adaptent, c’est en grande partie grâce à un amour de la vie très présent en elles dès le début.

femme foret

Transmission et invention dans le roman de Jean Hegland : un monde à la fois ancien et nouveau

Nell et Eva survivent aussi grâce à la proximité avec la forêt qu’elles ont connue dans leur enfance. Le retour à la nature peut être assimilé à un retour à l’enfance et peut symboliser le retour au paradis perdu, comme une nouvelle Genèse. Nell et Eva ont la sensation d’être les derniers êtres humains au monde. Mais, en revenant aux sources de l’humanité, elles sont aussi les premières personnes sur terre. En apprenant à survivre, elles ont la sensation de revivre ce qu’ont vécu les premiers hommes et femmes et de « recréer l’histoire de l’humanité ».

L’Histoire du monde prend une dimension cyclique, dont on voit le symbole dans le cercle infini de fleurs multicolores qui entoure la maison. En recréant le monde, les héroïnes s’inscrivent dans une lignée à laquelle elles s’identifient mais elles se considèrent aussi comme à l’origine d’une transmission nouvelle.

Dans ce monde à la fois nouveau et ancien, l’écriture n’est plus nécessaire. Le savoir encyclopédique, d’abord indispensable, se révèle « pédant » et vain face à la réalité de l’ « instinct », de l’émotion et du corps. J’ai d’ailleurs trouvé original de lire un livre qui affirme que l’écriture est vaine ! J’ai souvent travaillé des textes où la noirceur de la condition humaine était transcendée en se changeant en encre sur le papier. Mais ici l’écriture n’a rien de sacré.

La fertilité est ailleurs, au point que la vitalité qui émane des héroïnes se traduise davantage dans les graines qu’elles plantent que sur le cahier où Nell écrit. Cela m’a fait penser à la Lettre de Lord Chandos de Hugo Von Hofmannsthal. Dans cette nouvelle, un intellectuel fait part de sa décision de renoncer à l’écriture en raison de la richesse de la vie qui le submerge et qu’il ne peut traduire en mots, le langage étant réducteur.

un livre ouvert

J’ai aimé :

  • L’émotion transmise au fil des pages. La beauté du style, les épreuves traversées par les héroïnes, l’amour de la vie de ses dernières, ainsi que leur forte résilience, m’ont profondément émue.

  • La poésie de l’écriture.

  • Le fait que Dans La Forêt soit un roman si « féminin ». Cela m’a fait réfléchir à la représentation des femmes dans la littérature. Ne m’étant pas renseignée sur Jean Hegland au préalable, je croyais d’abord qu’il s’agissait d’un auteur français qui s’appelait Jean ! Puis, au fil des pages, je me suis rendue compte qu’un homme ne pouvait aussi bien décrire ce qui se passe dans la tête et dans le corps d’une jeune fille ! J’avais envie de conseiller Dans La Forêt à tout le monde. Mais je me suis dit que, si je pouvais le prêter à des femmes, l’évocation sans tabou de la psychologie et du corps féminins risquait de rebuter les hommes. Et j’ai réalisé que c’était absurde : la littérature regorge de personnages masculins qui font part de leur vie sous toutes ses formes, de leurs fantasmes, de leur sexualité, et on ne dit pas qu’il s’agit de littérature d’hommes ! Le corps de la femme a encore tendance à être très fantasmé et esthétisé dans la littérature, de sorte que la réalité de ce que vivent les femmes reste taboue. Ce roman prend le contrepied de cette tendance.

  • On peut trouver les choix des héroïnes un peu extrêmes à la fin mais c’est si bien tourné et tellement logique suite à leur évolution que cela ne m’a pas perturbée. Il ne faut pas oublier la dimension symbolique du roman, dont la fin est très métaphorique. De plus, Dans La Forêt ne fait pas, selon moi, l’apologie d’un retour à la nature, mais démontre plutôt les capacités d’adaptation de l’être humain. Ce roman diffère en cela de Fahrenheit 451 (ma chronique ici ), qui peut paraître conservateur.

des fleurs violette et orange, nature

Pour conclure : Un livre bienveillant et original sur la résilience

J’ai été conquise par ce roman extrêmement touchant. Dans La Forêt est un livre magnifiquement écrit, tout en finesse, avec des héroïnes attachantes. C’est un roman délicat, plein de nuance et de bienveillance même au cœur de la violence, un livre qui donne le goût de la vie et qui laisse espérer que la vie, quelle qu’elle soit, vaut le coup d’être vécue, et que cette force permet de s’adapter à toutes les situations.

J’ai trouvé Dans La Forêt plutôt original pour un roman post-apocalyptique. Jean Hegland reprend certes les thématiques de la survie et de la remise en cause de notre monde basé sur la consommation. Cependant, la survie n’est pas ici synonyme de lutte mais plutôt de bienveillance, d’écoute et de transmission. Dans La Forêt délivre un message particulièrement optimiste.

le livre Dans La Forêt sur une table en terrasse, un mug, une plante

Pour aller plus loin

  • On peut comparer Dans La Forêt à La Route de Cormac McCarthy (2006). Il s’agit également d’un roman post-apocalyptique mais le monde gris et ravagé où errent les personnages (un père, l’ « homme », et son fils, « l’enfant ») est très différent de celui décrit par Jean Hegland. La faune et la flore ont été détruites et les quelques humains survivants vivent dans la violence et dans la peur. Dans les deux romans, les personnages sont confrontés à la brutalité de leurs semblables. Mais, si ces deux œuvres ont un point de départ similaire, leurs messages sont totalement opposés. La fin de la civilisation est synonyme de chaos chez McCarthy alors qu’elle est à l’origine d’une nouvelle naissance chez Jean Hegland. Les personnages de McCarthy sont hantés par un paradis à jamais perdu tandis que les héroïnes de Jean Hegland célèbrent le paradis retrouvé. L’adaptation cinématographique La Route en 2009 par John Hillcoat, avec Viggo Mortensen dans le rôle principal, fait froid dans le dos.

la route livre

  • La dimension féministe de Dans La Forêt m’a fait penser au film Thelma et Louise de Ridley Scott (1991), qui met en scène, dans une Amérique sexiste et impitoyable, l’évolution de deux amies dont le roadtrip se change en cavale suite au meurtre d’un violeur. Ce film présente l’émancipation de personnages qui font l’expérience d’un mode de vie radicalement différent.

thelma and louise

  • Dans La Forêt a été adapté au cinéma en 2016 par Patricia Rozema. Je ne l’ai pas encore vu mais il m’a été vivement conseillé.

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