« Ce n’est plus Nous et Eux, ou Moi et Cela, mais Moi et Toi. Ce n’est plus un lien politique, utilitaire, mais mystique »
Résumé de La Main gauche de la nuit
Genly Aï, venu de la Terre, est envoyé sur la planète Gethen afin de convaincre ses habitants de rejoindre l’Ekumen, qui est une vaste organisation interplanétaire permettant la communication entre diverses populations dans toute la galaxie.
Sur cette planète en pleine ère glaciaire, les habitants ne sont ni des hommes ni des femmes, mais adoptent indifféremment les caractéristiques de l’un des deux sexes à une période précise, étant asexués le reste du temps.
Genly l’Envoyé, quant à lui, est considéré comme un monstre, comme un « pervers » perpétuellement en rut et présentant l’anomalie d’être uniquement masculin.
Malgré la méfiance des politiciens qu’il rencontre et les dangers qui le menacent, il devra tenter de transmettre le message de l’Ekumen aux différents pays de Gethen et arriver à un accord. Il lui faudra pour cela entrer en communication avec une culture inconnue et étonnante, sachant que l’incompréhension mutuelle menace à tout moment non seulement sa mission mais aussi sa vie.
Pourtant, les rencontres et les voyages ne sont finalement pas seulement un moyen d’achever sa mission. La confrontation à un climat, à des paysages et, surtout, à des personnages totalement différents, le mèneront à se connaître lui-même en même temps qu’il fait la découverte de l’Autre.
Ma lecture ambivalente de La Main gauche de la nuit
La Main Gauche de la nuit est le premier livre d’Ursula Le Guin que je découvre. Il s’agit pourtant d’une écrivaine mondialement connue, membre de l’Académie américaine des arts et des lettres et autrice de science-fiction renommée. La Main gauche de la nuit, publiée en 1969, est le quatrième opus du Cycle de Hain, ou Cycle de l’Ekumen, mais il peut être lu séparément. Ce roman a obtenu le prix Hugo et est l’un des ouvrages les plus célèbres d’Ursula Le Guin.
La lecture de La Main gauche de la nuit fut pour moi intéressante car ambivalente. Cet ouvrage de science-fiction a été une véritable claque, un immense coup de cœur pour la lectrice que je suis. Mais ce qui rend le livre d’Ursula Le Guin particulier dans mon histoire de lectrice est le fait que je le considère comme l’une de mes meilleures lectures alors je n’ai commencé à m’y intéresser qu’à partir de la deuxième partie ! Les idées développées par Ursula Le Guin, notamment au sujet de l’indifférenciation sexuelle des Géthéniens, présentaient un intérêt intellectuel, mais l’histoire elle-même ne me captivait pas. Puis il y a eu ce déclic, à un moment particulier, qui m’a réveillée de ma torpeur et j’ai quitté l’hypocrisie politique pour suivre les deux principaux protagonistes dans un désert de glace où la beauté des paysages et de l’écriture m’ont coupé le souffle.
La confrontation à l’altérité dans La Main Gauche de la nuit
La Main gauche de la nuit prend la forme d’un rapport rédigé par Genly Aï, entrecoupé de documents qu’il y ajoute, de sorte que la narration principale alterne avec des contes géthéniens ainsi que des extraits du journal d’un autre personnage. Cela permet de mieux découvrir l’étrange planète de Nivôse (autre nom donné à Gethen).
La confrontation à l’Autre est extrême et le sentiment d’étrangeté est réciproque : « Et, dites donc, ils sont tous comme vous, atteints de la même perversion, toujours en chaleur ? », demande le roi fou de Karkaïde. Car les Géthéniens ont une période de « kemma », « l’équivalent du rut animal », où ils prennent des caractéristiques féminines ou masculines et où ils peuvent s’unir à un autre être et concevoir un enfant. Le reste du temps, ils sont asexués.
Ce fonctionnement permet à Ursula Le Guin de poser la question de l’influence de la sexualité sur l’organisation de la société : « Tout est fait pour cadrer avec le cycle soma-kema ». Le lecteur est lui-même décontenancé par une humanité si différente : sur Nivôse, il n’y a pas de complexe d’Œdipe, le viol n’existe pas, et il n’y a « pas de division de l’humanité en forts et en faibles ».
L’inexistence de la guerre sur Nivôse pose la question du lien entre celle-ci et l’agressivité sexuelle des hommes, ce qui mène à réfléchir à « un rapport de cause à effet entre la capacité sexuelle continue et l’agression collective organisée, qui ne se rencontrent l’une et l’autre chez aucun mammifère à l’exception de l’homme ». L’absence de toute tendance au dualisme fait que les êtres humains ne sont pas divisés en deux catégories :
« Ils ne voient en leurs semblables ni des hommes ni des femmes. Et c’est là une chose qu’il nous est presque impossible d’imaginer […] C’est uniquement comme être humain qu’on y est respecté et jugé. C’est une expérience bouleversante ».
Le narrateur de La Main gauche de la nuit a effectivement du mal à concevoir cette vision de l’humanité : tout au long du récit, il voit des hommes et évoque tous les personnages en utilisant le pronom masculin.
J’ai trouvé que cette difficulté à se représenter des êtres totalement différents déteignait sur la manière dont le lecteur/la lectrice imaginait les personnages : voyant le monde à travers les yeux de Genly Aï, nous imaginons des hommes avant de se rappeler qu’il s’agit d’êtres asexués ! Il nous faut alors reconfigurer notre manière de voir les personnages et de lire le roman.
La représentation habituelle des protagonistes est mise à mal par Ursula Le Guin, qui interroge les stéréotypes que nous intégrons malgré nous. Au bout de plusieurs chapitres, nous nous rendons compte qu’Aï est un homme noir. Cela mène à une remise en cause : pourquoi est-ce que j’imagine un homme blanc alors qu’il n’y a pas de description du personnage ? Pourquoi Aï considère-t-il que tous les êtres qu’il rencontre sont des hommes ? Cela renvoie à nos représentations dominantes, les œuvres littéraires mettant majoritairement en scène des personnages blancs et masculins. Mais ces normes sont inexistantes sur Nivôse. L’absence de dualité, et donc de domination, influence la manière même de lire le roman. Nous prenons ainsi conscience, en même temps que le narrateur, des projections mentales qui limitent nos esprits.
Le concept de monstruosité est intéressant car c’est le narrateur venu de la Terre qui est considéré comme un monstre. Cela l’oblige à s’adapter et finalement à se transformer malgré lui au contact d’un peuple radicalement différent :
« Seul, je ne puis changer votre monde. Mais je puis être changé par lui. Seul, je dois écouter, aussi bien que parler. Si j’arrive à nouer un lien avec votre monde, ce ne sera pas, si je suis seul, un lien impersonnel et purement politique, mais individuel, personnel, plus –et, d’un certain point de vue, moins –que politique. Ce n’est plus Nous et Eux, ou Moi et Cela, mais Moi et Toi. Ce n’est plus un lien politique, utilitaire, mais mystique. »
Au-delà de la politique : La Main gauche de la nuit est une aventure mystique
L’aventure de Genly Aï se révélera mystique. La Main gauche de la nuit était quasiment divisée en deux parties distinctes. D’abord, Ursula Le Guin relate la découverte des mœurs de Gethen et les tentatives de Genly pour se faire entendre des politiciens. Puis il y a eu une phrase, un événement qui a retenu mon attention et j’ai basculé avec Genly dans un monde totalement blanc, où la vérité remplace la dissimulation.
En suivant les traces des deux personnages principaux sur le Glacier, loin de toute tromperie, je me suis réveillée en même temps que Genly et j’ai fait, comme lui, l’expérience de la beauté. Épuisé, angoissé, marchant au milieu de volcans en éruption qui mêlent le rouge de leur lave au blanc glacial de la neige, il éprouve l’émotion spirituelle par excellence : la joie, forme d’extase mystique.
« En ces moments privilégiés, tandis que je m’endors, une certitude absolue me révèle ce qu’est le centre véritable de ma vie, cette heure révolue et perdue, mais pourtant éternelle et permanente, comme un cœur vivant qui me réchauffe.
Je ne prétendrai pas que je fus heureux pendant ces longues semaines où j’étais occupé à remorquer un traîneau sur la glace au cœur de l’hiver. J’étais affamé, surmené, souvent angoissé, et je l’étais toujours davantage à mesure que nous progressions. Heureux, je ne l’étais certainement pas. […] Ce qui m’était donné, c’est ce quelque chose qui ne se gagne ni ne se conserve, que souvent l’on ne sait même pas identifier sur le moment : la joie. »
Le Glacier, les montagnes et les volcans, où les deux personnages sont confrontés à une solitude extrême, ont la même symbolique que le désert dans la Bible : c’est le lieu où l’homme est face à sa condition ; mis à nu, il ne peut plus dissimuler. C’est peut-être pour cette raison que beaucoup de titres de chapitres font référence à la nudité : « Nu pour l’exil », « Nu pour l’exode », « Nu pour l’exit ».
La nudité est vulnérabilité. Dans le désert de glace, les personnages sont vrais, face à eux-mêmes et à la beauté glaciale des paysages. Ils sont aussi différents l’un que l’autre, unique l’un pour l’autre, toute forme de civilisation étant bannie de ce lieu. Et au fil des pages, tout en nuance et en subtilité, un lien se tisse entre ces deux êtres de cultures si éloignées.
J’ai aimé :
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L’idée que le voyage finit par compter autant, voire davantage, que l’objet de la quête (c’est une question qui m’a déjà interpellée dans différents livres, notamment dans La Horde du Contrevent ou dans Le Hobbit. Je pense un jour travailler sur ce sujet particulier qui m’inspire beaucoup) :
« Attelé au traineau avec moi, Estraven regarde ce spectacle de désolation sublime et indescriptible.
– Je suis heureux, dit-il, d’avoir vécu jusqu’à ce jour.
J’éprouve le même sentiment. C’est très bien de voyager vers un but, mais ce qui importe, en fin de compte, c’est ce qu’apporte le voyage lui-même. »
Finalement, la raison de la présence du héros dans ces lieux a moins d’importance que cette histoire déchirante, cette relation magnifique, tant pour le personnage que pour le lecteur / la lectrice. Comme lui, on a la nostalgie du Glacier, dont l’expérience est si réelle que tout semble irréel et terne à côté.
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La réflexion sur la condition humaine qu’implique la représentation de personnages qui sont humains au-delà du masculin et du féminin.
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La complexité de l’expérience de l’altérité, qui s’inverse à la fin du roman :
« Mais comme ils me paraissaient étranges, ces hommes et ces femmes, que je connais pourtant si bien ! Leurs voix me semblent curieuses, trop graves ou trop aiguës. Ce sont comme de grands animaux bizarres de deux espèces différentes, des primates aux yeux pétillants d’intelligence, tous en rut, en kemma… ».
Celui qui ne parvenait pas à s’adapter à ce monde finit par adopter le point de vue de ceux qui lui étaient étrangers, au point de considérer ses semblables comme des monstres ! Ce renversement est d’autant plus intéressant que le narrateur de La Main gauche de la nuit avait pu paraître particulièrement fermé d’esprit. Au fond, cela n’est pas surprenant : qui n’a pas vécu cette expérience, de quitter quelque chose de connu pour l’inconnu ? Mais finalement, en retrouvant le passé qui lui manquait tellement, se rend compte qu’il n’a plus rien à voir avec cette vie, que sa place est dans l’existence nouvelle qui lui avait paru si étrange au prime abord ?
J’ai moins aimé :
La longueur de la première moitié de La Main gauche de la nuit. C’est sans doute une lecture qui se mérite, comme dans La Horde du Contrevent d’Alain Damasio. Il faut accepter de ne pas comprendre, de trouver le temps long. C’est l’aventure d’un personnage dans un monde étrange mais c’est aussi le périple d’un lecteur ou d’une lectrice face à la richesse d’un livre déstabilisant.
La Main gauche de la nuit est un roman magnifique qui m’a profondément marquée. C’est un livre bouleversant qui nous oblige à questionner non seulement notre catégorisation des êtres et notre fonctionnement social mais aussi nos habitudes de lecteur / lectrice. C’est une histoire grandiose qui met l’être humain face à une beauté qui le dépasse et qui le change profondément. Finalement, c’est selon moi une histoire d’amour d’autant plus belle qu’elle est inattendue et qu’elle naît petit à petit au fil des pages. Le titre, qui paraît énigmatique, renvoie à cette union dans la différence, à l’idée d’une complémentarité semblable à celle du yin et du yang :
« Le jour est la main gauche de la nuit,
Et la nuit la main droite du jour.
Deux font un, la vie et la mort
Enlacés comme des amants en kemma,
Comme deux mains jointes,
Comme la fin et le moyen. »
Pour aller plus loin
Comme je l’ai évoqué plus haut, La Main gauche de la nuit m’a parfois fait penser à La Horde du Contrevent, roman de Damasio, dont les personnages forment un groupe soudé parti la recherche de l’origine du vent. Dans les deux cas, nous sommes confrontés à une écriture étrange dans un monde inconnu auquel il est difficile de s’adapter. Ce n’est pas une lecture paisible, l’écriture n’est pas toujours facile et le lecteur déstabilisé doit accepter qu’il ne comprenne pas tout. Ce qui m’a le plus touchée dans ces deux livres sont les relations entre les personnages, qui sont riches et complexes et qui présentent le véritable intérêt du voyage, finalement bien plus important que la quête.
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