« Pop culture », « culture geek » : comment la France méprise injustement l’imaginaire

« La France a un problème avec l’imaginaire. »

Ce constat revient souvent. Dans la culture française, fantasy, science-fiction et fantastique sont méprisés. Populaire auprès du grand public, l’imaginaire n’est pas intellectuellement reconnu. Il est sous-estimé par la presse, sous-représenté en librairies, ignoré par beaucoup d’intellectuels. La France ne semble légitimer que la littérature et le cinéma réalistes. Elle néglige la dimension symbolique de ce qu’on appelle « pop culture ».

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En France, l’imaginaire manque de légitimité intellectuelle

Le problème de la France avec l’imaginaire se vérifie au quotidien. Des parents souhaitent que leurs enfants lisent de « la vraie littérature », quand ceux-ci dévorent Tolkien. Dans beaucoup de librairies, le rayon dédié à l’imaginaire est minuscule, voire inexistant. Chez nombre d’intellectuels, science-fiction, fantasy et fantastique sont au mieux considérés comme des « plaisirs coupables ». Comme s’il s’agissait de mauvaises œuvres, à lire en cachette.

L’imaginaire n’est pas considéré comme de la culture. On parle de « pop culture » ou de « culture geek ». C’est un genre populaire. En témoigne les succès de Star Wars, de l’adaptation du Trône de Fer en série et du Seigneur des Anneaux en films. Malgré cette réussite financière, l’imaginaire souffre de sa réputation. Il est renvoyé aux clichés, destiné aux « geeks », aux jeunes… Combien de fois avez-vous trouvé votre livre préféré dans le rayon « jeunesse » d’une librairie ?

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La trilogie À La Croisée des mondes, chef-d’œuvre empreint de philosophie et de théologie, est classé dans le rayon « jeunesse » des librairies.

Pourtant, beaucoup de classiques font partie des littératures de l’imaginaire. La fantasy a pour ancêtres l’épopée, le roman de chevalerie et la chanson de geste. Les romans de Jules Verne sont de la science-fiction. Le roman gothique du 19e siècle est fantastique. Selon Stéphane Marsan, directeur éditorial aux éditions Bragelonne, certains livres de science-fiction, comme  Fahrenheit 451, sont considérés comme des classiques. Mais « dès qu’un roman de SF reçoit une légitimité littéraire, il perd son label SF et l’on s’empresse de le changer de collection – pour ne pas effrayer le grand public ».

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Classicisme et réalisme : origines du mépris de l’imaginaire en France

Selon Stéphane Marsan, ce problème date du 19e siècle. Le « putsch du roman réaliste contre le romanesque » aurait renvoyé l’imaginaire du côté des enfants. On peut remonter plus loin, aux 17e et 18e siècles. En cette période classique, la France a bâti son identité sur la raison. Le pays voulait oublier l’irrationnel de l’époque baroque et des guerres de religion. En témoigne l’horreur des intellectuels français en découvrant Shakespeare ! Mais c’est négliger une dimension essentielle de la vie : le rêve, le merveilleux.

Dans les pays anglo-saxons, un tel mépris n’existe pas. Tout le monde y lit de la fantasy, adultes comme enfants. Les professeurs de littérature évoquent Tolkien ou J.K. Rowling. Il n’y a pas de hiérarchie entre cinéma fantastique et cinéma réaliste. Les Anglo-saxons n’ont pas oublié la portée symbolique de l’imaginaire.

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La saga du Trône de Fer, très complexe et symbolique, s’appuie sur de nombreuses références historiques, philosophiques et mythologiques.

Légitimer l’imaginaire en France

Certains éditeurs et libraires réfléchissent aux moyens de légitimer la « culture geek ». Il s’agit de convaincre le public que l’imaginaire n’est pas un simple divertissement. Il faut en dévoiler la dimension symbolique, révéler une profondeur que beaucoup ne voient pas. Comme les contes, l’épopée et la mythologie, les littératures de l’imaginaire et le cinéma fantastique illustrent la condition humaine.

Pour prouver que l’imaginaire n’est pas un genre à part, des solutions sont envisagées. On s’interroge par exemple sur les couvertures de livres. Celles-ci ciblent un public précis. Des professionnels du livre hésitent à leur donner une apparence plus classique, afin d’attirer un nouveau public. Mais ils risquent alors de trahir leur lectorat. « On est toujours dans le dilemme et la restriction », affirme Stéphane Marsan.

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Heureusement, des philosophes et intellectuels commencent s’intéresser à la « pop culture ». Des émissions de France Culture sont dédiées aux films, séries et littératures de l’imaginaire. La dimension symbolique y est abordée par des spécialistes. Parmi leurs invités, l’écrivaine et philosophe Marianne Chaillan, a écrit Game of Thrones : une métaphysique des meurtres et Harry Potter à l’école de la philosophie.

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Le « Poudlard Express », dans Harry Potter, emmène les élèves à leur école de sorcellerie. Cette image, reconnue dans le monde entier, évoque un monde merveilleux.

L’opinion française au sujet de l’imaginaire est complexe, entre engouement du grand public et mépris intellectuel. Il existe toutefois un changement progressif dans les mentalités, notamment grâce aux nouvelles générations. Il faudrait cesser de hiérarchiser les œuvres selon leur genre. Certains auteurs de fantasy ou science-fiction ont une écriture magnifique. On ne manque pas d’être impressionné par le style d’un Damasio ou d’un Jaworski.

Si vous souhaitez découvrir un grand écrivain de l’imaginaire, je vous invite à lire mon article sur Alain Damasio.

Le langage ancré dans le vivant : rencontre avec Alain Damasio à l’occasion de la sortie des Furtifs

« Tu peux tout faire exister si tu mets des sensations »

Le mercredi 22 mai 2019, je suis allée à une rencontre avec Alain Damasio à la librairie bordelaise La Zone du Dehors (dont le nom est issu d’un autre roman de Damasio). À l’occasion de la sortie de son dernier roman de science-fiction, Les Furtifs, Damasio est venu dans ma librairie préférée pour donner une conférence et dédicacer les livres d’une foule de lecteurs et lectrices. Il était accompagné du compositeur Yan Péchin, qui a composé la bande-son des Furtifs dans un album intitulé Entrer Dans La Couleur.

Il y avait beaucoup de monde et Damasio n’a malheureusement pas eu le temps de dédicacer tous les exemplaires des Furtifs, en raison du concert avec Yan Péchin organisé immédiatement après. Je suis donc rentrée bredouille, déçue de ne pas avoir la signature de l’auteur de l’un de mes livres préférés : La Horde du Contrevent.

Ma seule consolation est d’avoir entendu une partie de la conférence donnée par Damasio. Je rapporte ici les propos de ce dernier concernant sa manière d’écrire et son rapport à la création. Vous pouvez lire ces lignes sans soucis, Damasio a tenu à ne pas faire de spoilers concernant les Furtifs.

photo d'Alain Damasio

S’exprimant d’une voix forte, de manière spontanée et naturelle, Alain Damasio rit beaucoup et n’hésite pas à qualifier une question impertinente de « troll » ! Cette attitude et son discours vont dans le sens de ce que j’avais constaté en lisant La Horde du contrevent : Damasio aime manier le langage mais il privilégie une langue brute, vivante, dans le mouvement.

Des sons et des couleurs dans l’œuvre d’Alain Damasio

Pour Damasio, le son est plus important que l’image. Notre société est selon lui saturée d’images, que ce soit dans la rue ou à la télévision. Celles-ci auraient une influence sur nous, nous emprisonnant dans un culte du paraître et de la norme. Selon l’écrivain, le son est, au contraire, libérateur. Il permet en effet de se construire ses propres images, sans qu’aucune représentation ne soit imposée. Le son est en cela semblable à l’imagination.

Le Furtif est de ce point de vue un personnage intéressant. C’est un être qui n’est pas décrit et qui meurt si on le voit. Damasio revisite ainsi le mythe de la Gorgone en inversant celui-ci. L’invisibilité du Furtif a mis l’écrivain face à un défi littéraire : comment faire exister des êtres que l’on ne décrit pas ? Par le son, répond l’écrivain, par des « couleurs sonores ». Très proche des sensations, l’auteur des Furtifs construit tout son texte autour des sons, auxquels il assimile des couleurs. Comme on ne voit jamais le Furtif, il s’agit de créer un rapport tactile et un « rapport de son ».

Alain Damasio se décrit lui-même comme quelqu’un qui n’est pas du tout visuel, y compris dans les rapports de séduction. Face à une femme, ce n’est pas la beauté physique qui le touche, mais la voix.

Il est important pour Damasio d’ancrer le genre de la science-fiction dans la sensualité via les couleurs et les sons, de mettre des sensations dans la narration. Le terme d’ancrage revient régulièrement dans la bouche de l’auteur. « Tu peux tout faire exister si tu mets des sensations », dit-il. Langage et sensualité sont ainsi inséparables.

CD Damasio

Langage et traduction des romans de Damasio

La langue occupe une place primordiale dans les livres de Damasio. Selon lui, le langage y est décrit de manière immanente et fait partie du vivant. Comme l’œuvre de Damasio est pleine d’idées abstraites, il est essentiel que les mots soient physiques et vivants.

Cette importance des mots dans les écrits de Damasio peut d’ailleurs poser la question de la possibilité d’une traduction de ses livres en langue étrangère. Je m’étais moi-même interrogée à ce sujet en lisant La Horde du Contrevent, où la langue française est si présente et où des personnages se livrent notamment à un duel de palindromes ! Damasio nous révèle pourtant qu’il existe des traductions de ses livres, une en italien, qu’il ne connaît pas, et une en anglais. Il travaille actuellement à la traduction de La Horde du Contrevent avec un poète américain. L’écrivain insiste sur le fait qu’une traduction est tout à fait possible. La langue anglaise facilite notamment le duel de palindromes et rend à merveille la dimension physique de son approche de la langue. En revanche, la traduction des points de vue de Golgoth et de Caracole pose des difficultés !

la horde du contrevent

Narration, politique et conditions d’écriture chez Damasio

L’alternance de multiples points de vue dans l’œuvre de Damasio n’est pas anodine. L’écrivain explique d’une part la polyphonie de son œuvre par les conditions dans lesquelles il rédige. L’auteur des Furtifs a besoin d’un isolement total pour écrire, au milieu de la nature, souvent dans la montagne. Il y reste seul pendant des jours, parfois des semaines. Dans cette solitude, s’il n’y a qu’un seul narrateur, cela l’épuise. Damasio a besoin de changer, de se renouveler.

Son approche de la narration est également liée à ses idées politiques. Selon lui, la vérité se révèle quand il y a une multiplicité de points de vue. Damasio affirme donc que la polyphonie est « une narration de gauche », tandis qu’un seul point de vue, « c’est un peu facho » !

Alain Damasio, un écrivain autodidacte

La politique et la philosophie sont très présentes dans l’œuvre de Damasio, qui fait souvent référence à Deleuze et à Foucault. L’auteur des Furtifs se considère majoritairement comme un autodidacte, n’ayant pas fait d’études de philosophie. Il a certes étudié en classe préparatoire mais il s’est lui-même penché sur des ouvrages philosophiques et sociologiques, qui alimentent ses œuvres.

Damasio avoue pourtant lire très peu. Il ne lit quasiment pas de romans, plutôt de la sociologie et de la philosophie, mais en petite quantité. Il ne croit donc pas à la nécessité d’être lecteur pour être écrivain.

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Faire ce pour quoi on est doué : l’écriture et la littérature avant tout

S’il a testé « plein de choses » (jeux vidéos, scène, radio…) Damasio révèle que « le centre », là où il a toujours été vraiment doué, c’est la littérature. C’est dans ce domaine qu’il développe le mieux les idées et les perceptions qui lui tiennent à cœur. Alain Damasio conclut ainsi : « Pourquoi faire des trucs où tu es moyen quand tu peux faire ce que tu sais faire ? »

La parité selon Damasio

Suite à la conférence, le public a pu poser des questions à l’écrivain en transmettant ces dernières sur des papiers. Damasio dit apprécier ce fonctionnement. En effet, même si la prise de parole par le public est synonyme de chaleur et de convivialité, elle n’est pas toujours aisée pour tout le monde. L’auteur souligne d’ailleurs que la transmission des questions sur papier favorise la parité. Il ajoute même que les cinq premières personnes à prendre la parole sont souvent des hommes, qui la monopolisent pendant des heures en s’écoutant parler !

Les Furtifs

Pour conclure

Malgré ma déception de ne pas avoir mon exemplaire des Furtifs dédicacé, j’ai été ravie de cette rencontre. Les paroles de Damasio m’ont éclairée sur sa manière d’écrire et m’ont fait comprendre certains passages de La Horde du Contrevent. J’ai aimé cette manière de lier le langage et le concret, de jouer avec la langue afin d’unir la littérature à la vie. Véritable ovni littéraire, La Horde du Contrevent est un roman déstabilisant et bouleversant. Je suis donc impatiente de retrouver l’écriture unique d’Alain Damasio dans Les Furtifs.

Pour aller plus loin : le langage dans La Horde du Contrevent

Je ne peux m’empêcher de lier les propos de Damasio au sujet du langage à certaines scènes de La Horde du Contrevent, en particulier la joute de langage qui oppose le troubadour Caracole à un « rimeur » d’Alticcio. De notre troubadour, « se dégage […] une énergie d’intellect cru, qu’on pressent perspicace et féroce sous l’humilité affichée ».

texte : extrait de La Horde du Contrevent

S’opposent une approche de la langue brute, vivante, presque violente, et une approche élitiste, grandiloquente et mielleuse, qui plaît à la haute société d’Alticcio. Aussi Caracole se moque-t-il de son adversaire dont les paroles se sont que « La mascarade désincarnée / D’un pâle briscard incarnat ! »

texte : extrait de La Horde du Contrevent

La Main gauche de la nuit : rencontre de l’Autre et expérience mystique

« Ce n’est plus Nous et Eux, ou Moi et Cela, mais Moi et Toi. Ce n’est plus un lien politique, utilitaire, mais mystique »

Résumé de La Main gauche de la nuit

Genly Aï, venu de la Terre, est envoyé sur la planète Gethen afin de convaincre ses habitants de rejoindre l’Ekumen, qui est une vaste organisation interplanétaire permettant la communication entre diverses populations dans toute la galaxie.

Sur cette planète en pleine ère glaciaire, les habitants ne sont ni des hommes ni des femmes, mais adoptent indifféremment les caractéristiques de l’un des deux sexes à une période précise, étant asexués le reste du temps.

Genly l’Envoyé, quant à lui, est considéré comme un monstre, comme un « pervers » perpétuellement en rut et présentant l’anomalie d’être uniquement masculin.

Malgré la méfiance des politiciens qu’il rencontre et les dangers qui le menacent, il devra tenter de transmettre le message de l’Ekumen aux différents pays de Gethen et arriver à un accord. Il lui faudra pour cela entrer en communication avec une culture inconnue et étonnante, sachant que l’incompréhension mutuelle menace à tout moment non seulement sa mission mais aussi sa vie.

Pourtant, les rencontres et les voyages ne sont finalement pas seulement un moyen d’achever sa mission. La confrontation à un climat, à des paysages et, surtout, à des personnages totalement différents, le mèneront à se connaître lui-même en même temps qu’il fait la découverte de l’Autre.

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Ma lecture ambivalente de La Main gauche de la nuit

La Main Gauche de la nuit est le premier livre d’Ursula Le Guin que je découvre. Il s’agit pourtant d’une écrivaine mondialement connue, membre de l’Académie américaine des arts et des lettres et autrice de science-fiction renommée. La Main gauche de la nuit, publiée en 1969, est le quatrième opus du Cycle de Hain, ou Cycle de l’Ekumen, mais il peut être lu séparément. Ce roman a obtenu le prix Hugo et est l’un des ouvrages les plus célèbres d’Ursula Le Guin.

La lecture de La Main gauche de la nuit fut pour moi intéressante car ambivalente. Cet ouvrage de science-fiction a été une véritable claque, un immense coup de cœur pour la lectrice que je suis. Mais ce qui rend le livre d’Ursula Le Guin particulier dans mon histoire de lectrice est le fait que je le considère comme l’une de mes meilleures lectures alors je n’ai commencé à m’y intéresser qu’à partir de la deuxième partie ! Les idées développées par Ursula Le Guin, notamment au sujet de l’indifférenciation sexuelle des Géthéniens, présentaient un intérêt intellectuel, mais l’histoire elle-même ne me captivait pas. Puis il y a eu ce déclic, à un moment particulier, qui m’a réveillée de ma torpeur et j’ai quitté l’hypocrisie politique pour suivre les deux principaux protagonistes dans un désert de glace où la beauté des paysages et de l’écriture m’ont coupé le souffle.

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La confrontation à l’altérité dans La Main Gauche de la nuit

La Main gauche de la nuit prend la forme d’un rapport rédigé par Genly Aï, entrecoupé de documents qu’il y ajoute, de sorte que la narration principale alterne avec des contes géthéniens ainsi que des extraits du journal d’un autre personnage. Cela permet de mieux découvrir l’étrange planète de Nivôse (autre nom donné à Gethen).

La confrontation à l’Autre est extrême et le sentiment d’étrangeté est réciproque : « Et, dites donc, ils sont tous comme vous, atteints de la même perversion, toujours en chaleur ? », demande le roi fou de Karkaïde. Car les Géthéniens ont une période de « kemma », « l’équivalent du rut animal », où ils prennent des caractéristiques féminines ou masculines et où ils peuvent s’unir à un autre être et concevoir un enfant. Le reste du temps, ils sont asexués.

couverture de La Main gauche de la nuit en anglais

Ce fonctionnement permet à Ursula Le Guin de poser la question de l’influence de la sexualité sur l’organisation de la société : « Tout est fait pour cadrer avec le cycle soma-kema ». Le lecteur est lui-même décontenancé par une humanité si différente : sur Nivôse, il n’y a pas de complexe d’Œdipe, le viol n’existe pas, et il n’y a « pas de division de l’humanité en forts et en faibles ».

L’inexistence de la guerre sur Nivôse pose la question du lien entre celle-ci et l’agressivité sexuelle des hommes, ce qui mène à réfléchir à « un rapport de cause à effet entre la capacité sexuelle continue et l’agression collective organisée, qui ne se rencontrent l’une et l’autre chez aucun mammifère à l’exception de l’homme ». L’absence de toute tendance au dualisme fait que les êtres humains ne sont pas divisés en deux catégories :

« Ils ne voient en leurs semblables ni des hommes ni des femmes. Et c’est là une chose qu’il nous est presque impossible d’imaginer […] C’est uniquement comme être humain qu’on y est respecté et jugé. C’est une expérience bouleversante ».

Le narrateur de La Main gauche de la nuit a effectivement du mal à concevoir cette vision de l’humanité : tout au long du récit, il voit des hommes et évoque tous les personnages en utilisant le pronom masculin.

J’ai trouvé que cette difficulté à se représenter des êtres totalement différents déteignait sur la manière dont le lecteur/la lectrice imaginait les personnages : voyant le monde à travers les yeux de Genly Aï, nous imaginons des hommes avant de se rappeler qu’il s’agit d’êtres asexués ! Il nous faut alors reconfigurer notre manière de voir les personnages et de lire le roman.

La représentation habituelle des protagonistes est mise à mal par Ursula Le Guin, qui interroge les stéréotypes que nous intégrons malgré nous. Au bout de plusieurs chapitres, nous nous rendons compte qu’Aï est un homme noir. Cela mène à une remise en cause : pourquoi est-ce que j’imagine un homme blanc alors qu’il n’y a pas de description du personnage ? Pourquoi Aï considère-t-il que tous les êtres qu’il rencontre sont des hommes ? Cela renvoie à nos représentations dominantes, les œuvres littéraires mettant majoritairement en scène des personnages blancs et masculins. Mais ces normes sont inexistantes sur Nivôse. L’absence de dualité, et donc de domination, influence la manière même de lire le roman. Nous prenons ainsi conscience, en même temps que le narrateur, des projections mentales qui limitent nos esprits.

Le concept de monstruosité est intéressant car c’est le narrateur venu de la Terre qui est considéré comme un monstre. Cela l’oblige à s’adapter et finalement à se transformer malgré lui au contact d’un peuple radicalement différent :

« Seul, je ne puis changer votre monde. Mais je puis être changé par lui. Seul, je dois écouter, aussi bien que parler. Si j’arrive à nouer un lien avec votre monde, ce ne sera pas, si je suis seul, un lien impersonnel et purement politique, mais individuel, personnel, plus –et, d’un certain point de vue, moins –que politique. Ce n’est plus Nous et Eux, ou Moi et Cela, mais Moi et Toi. Ce n’est plus un lien politique, utilitaire, mais mystique. »

volcan dans la glace

Au-delà de la politique : La Main gauche de la nuit est une aventure mystique

L’aventure de Genly Aï se révélera mystique. La Main gauche de la nuit était quasiment divisée en deux parties distinctes. D’abord, Ursula Le Guin relate la découverte des mœurs de Gethen et les tentatives de Genly pour se faire entendre des politiciens. Puis il y a eu une phrase, un événement qui a retenu mon attention et j’ai basculé avec Genly dans un monde totalement blanc, où la vérité remplace la dissimulation.

En suivant les traces des deux personnages principaux sur le Glacier, loin de toute tromperie, je me suis réveillée en même temps que Genly et j’ai fait, comme lui, l’expérience de la beauté. Épuisé, angoissé, marchant au milieu de volcans en éruption qui mêlent le rouge de leur lave au blanc glacial de la neige, il éprouve l’émotion spirituelle par excellence : la joie, forme d’extase mystique.

« En ces moments privilégiés, tandis que je m’endors, une certitude absolue me révèle ce qu’est le centre véritable de ma vie, cette heure révolue et perdue, mais pourtant éternelle et permanente, comme un cœur vivant qui me réchauffe.

Je ne prétendrai pas que je fus heureux pendant ces longues semaines où j’étais occupé à remorquer un traîneau sur la glace au cœur de l’hiver. J’étais affamé, surmené, souvent angoissé, et je l’étais toujours davantage à mesure que nous progressions. Heureux, je ne l’étais certainement pas. […] Ce qui m’était donné, c’est ce quelque chose qui ne se gagne ni ne se conserve, que souvent l’on ne sait même pas identifier sur le moment : la joie. »

Le Glacier, les montagnes et les volcans, où les deux personnages sont confrontés à une solitude extrême, ont la même symbolique que le désert dans la Bible : c’est le lieu où l’homme est face à sa condition ; mis à nu, il ne peut plus dissimuler. C’est peut-être pour cette raison que beaucoup de titres de chapitres font référence à la nudité : « Nu pour l’exil », « Nu pour l’exode », « Nu pour l’exit ».

La nudité est vulnérabilité. Dans le désert de glace, les personnages sont vrais, face à eux-mêmes et à la beauté glaciale des paysages. Ils sont aussi différents l’un que l’autre, unique l’un pour l’autre, toute forme de civilisation étant bannie de ce lieu. Et au fil des pages, tout en nuance et en subtilité, un lien se tisse entre ces deux êtres de cultures si éloignées.

couverture de La Main gauche de la nuit en anglais

J’ai aimé :

  • L’idée que le voyage finit par compter autant, voire davantage, que l’objet de la quête (c’est une question qui m’a déjà interpellée dans différents livres, notamment dans La Horde du Contrevent ou dans Le Hobbit. Je pense un jour travailler sur ce sujet particulier qui m’inspire beaucoup) :

« Attelé au traineau avec moi, Estraven regarde ce spectacle de désolation sublime et indescriptible.

– Je suis heureux, dit-il, d’avoir vécu jusqu’à ce jour.

J’éprouve le même sentiment. C’est très bien de voyager vers un but, mais ce qui importe, en fin de compte, c’est ce qu’apporte le voyage lui-même. »

Finalement, la raison de la présence du héros dans ces lieux a moins d’importance que cette histoire déchirante, cette relation magnifique, tant pour le personnage que pour le lecteur / la lectrice. Comme lui, on a la nostalgie du Glacier, dont l’expérience est si réelle que tout semble irréel et terne à côté.

Voyage dans un glacier

  • La réflexion sur la condition humaine qu’implique la représentation de personnages qui sont humains au-delà du masculin et du féminin.

  • La complexité de l’expérience de l’altérité, qui s’inverse à la fin du roman :

« Mais comme ils me paraissaient étranges, ces hommes et ces femmes, que je connais pourtant si bien ! Leurs voix me semblent curieuses, trop graves ou trop aiguës. Ce sont comme de grands animaux bizarres de deux espèces différentes, des primates aux yeux pétillants d’intelligence, tous en rut, en kemma… ».

Celui qui ne parvenait pas à s’adapter à ce monde finit par adopter le point de vue de ceux qui lui étaient étrangers, au point de considérer ses semblables comme des monstres ! Ce renversement est d’autant plus intéressant que le narrateur de La Main gauche de la nuit avait pu paraître particulièrement fermé d’esprit. Au fond, cela n’est pas surprenant : qui n’a pas vécu cette expérience, de quitter quelque chose de connu pour l’inconnu ? Mais finalement, en retrouvant le passé qui lui manquait tellement, se rend compte qu’il n’a plus rien à voir avec cette vie, que sa place est dans l’existence nouvelle qui lui avait paru si étrange au prime abord ?

J’ai moins aimé :

La longueur de la première moitié de La Main gauche de la nuit. C’est sans doute une lecture qui se mérite, comme dans La Horde du Contrevent d’Alain Damasio. Il faut accepter de ne pas comprendre, de trouver le temps long. C’est l’aventure d’un personnage dans un monde étrange mais c’est aussi le périple d’un lecteur ou d’une lectrice face à la richesse d’un livre déstabilisant.

couverture de La Main gauche de la nuit en anglais

La Main gauche de la nuit est un roman magnifique qui m’a profondément marquée. C’est un livre bouleversant qui nous oblige à questionner non seulement notre catégorisation des êtres et notre fonctionnement social mais aussi nos habitudes de lecteur / lectrice. C’est une histoire grandiose qui met l’être humain face à une beauté qui le dépasse et qui le change profondément. Finalement, c’est selon moi une histoire d’amour d’autant plus belle qu’elle est inattendue et qu’elle naît petit à petit au fil des pages. Le titre, qui paraît énigmatique, renvoie à cette union dans la différence, à l’idée d’une complémentarité semblable à celle du yin et du yang  :

« Le jour est la main gauche de la nuit,

Et la nuit la main droite du jour.

Deux font un, la vie et la mort

Enlacés comme des amants en kemma,

Comme deux mains jointes,

Comme la fin et le moyen. »

Le Yin et le Yang

Pour aller plus loin

Comme je l’ai évoqué plus haut, La Main gauche de la nuit m’a parfois fait penser à La Horde du Contrevent, roman de Damasio, dont les personnages forment un groupe soudé parti la recherche de l’origine du vent. Dans les deux cas, nous sommes confrontés à une écriture étrange dans un monde inconnu auquel il est difficile de s’adapter. Ce n’est pas une lecture paisible, l’écriture n’est pas toujours facile et le lecteur déstabilisé doit accepter qu’il ne comprenne pas tout. Ce qui m’a le plus touchée dans ces deux livres sont les relations entre les personnages, qui sont riches et complexes et qui présentent le véritable intérêt du voyage, finalement bien plus important que la quête.

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Fahrenheit 451 : Une Nécessaire Apocalypse ?

« Merde à la théorie, dit Montag. C’est de la poésie ».

Résumé de Fahrenheit 451

Le titre évoque la température à laquelle le papier s’enflamme et se consume. Le feu est effectivement omniprésent dans cette célèbre dystopie, à placer aux côtés de 1984 et du Meilleur des mondes. Ray Bradbury dépeint dans Fahrenheit 451 une société dans laquelle les livres sont interdits et où les possesseurs d’œuvres littéraires sont traqués comme des hors-la-loi. La tâche des pompiers ne consiste plus à éteindre le feu mais à brûler les maisons contenant des livres.

Le personnage principal, Montag, est pompier. Fasciné par le feu, il prend plaisir à incendier. Mais une jeune fille croisée au fil des jours éveille sa curiosité. Cette rencontre sera décisive, à l’origine d’une totale remise en cause. Les repères de Montag s’envolent en fumée. Ne supportant plus la superficialité et l’inhumanité du monde qui l’entoure, le personnage est happé par un besoin vital de comprendre : se comprendre lui-même, comprendre l’univers. Peut-être la réponse se trouve-t-elle dans ces fameux livres que l’État, invisible mais omniprésent, veut anéantir à tout prix :

« Il doit y avoir quelque chose dans les livres, des choses que nous ne pouvons pas imaginer, pour amener une femme à rester dans une maison en flammes ; oui, il doit y avoir quelque chose. On n’agit pas comme ça pour rien. »

Montag ne peut continuer à vivre comme avant et se révolte contre ce qui faisait son quotidien. Mais, dans une société fondée sur le paraître, son comportement ne peut passer inaperçu.

livre en train de brûler

Contexte de l’écriture de Fahrenheit 451: Maccarthysme et consommation de masse

Cette contre-utopie fut écrite aux États-Unis en 1953, période de persécution de nombreux artistes et intellectuels lors de la chasse aux sorcières lancée par le sénateur McCarthy. Fahrenheit 451 fait référence à son contexte dans l’évocation de la censure et dans l’idée que les penseurs seraient dangereux pour la société. Il peut toutefois parler au lecteur d’aujourd’hui, dépeignant les excès d’une société-spectacle où prime la consommation et où les citoyens sont obnubilés le paraître.

Le style littéraire imagé de Ray Bradbury

L’écriture de Bradbury est précise, offrant des images concrètes où les flammes sont omniprésentes, qu’elles soient réelles, consumant livres et maisons, ou métaphoriques, dépeignant les états d’âme d’un héros obsédé par le feu.

Certaines inventions de Fahrenheit 451 sont effrayantes, comme le limier d’acier, symbole d’une société inhumaine, qui poursuit les hors-la-loi et leur injecte un liquide mortel grâce à un dard empoisonné sortant de son museau.

La peinture de ce monde-spectacle est impressionnante de réalisme. La traque de hors-la-loi est mise en scène comme dans un film afin de distraire le public. Cette recherche du divertissement à tout prix témoigne d’une civilisation qui n’en finit pas de mourir, maintenue de manière artificielle et autoritaire par l’État.

Apocalypse, corruption et retour à la nature chez Bradbury

Fahrenheit 451, dont les connotations religieuses ne sont pas absentes, semble prôner la nécessité de la destruction pour un retour à un monde plus pur. L’apocalypse apparaît comme nécessaire pour une potentielle renaissance, la catastrophe permettant le renouveau. Des cendres, renaîtrait un monde plus sain où les hommes auraient une chance de se racheter. Je vous expliquerai plus loin en quoi cette vision me dérange.

À la corruption incarnée par la ville s’oppose la beauté de la nature, à laquelle le livre rend hommage, valorisant une approche sensorielle du monde, voire une harmonie et une fusion avec lui :

« Regarde le monde qui t’entoure, […] regarde le monde extérieur, ce monde que j’ai sous les yeux ; la seule façon de le toucher vraiment est de le mettre là où il finira par être moi, dans mon sang, dans mes veines qui le brasseront mille, dix mille fois par jour. Je m’en saisirai de telle façon qu’il ne pourra jamais m’échapper. Un jour j’aurai une bonne prise sur lui. J’ai déjà un doigt dessus ; c’est un commencement. »

couverture du livre Fahrenheit 451

J’ai aimé :

  • Le style de Bradbury, extrêmement prenant, qui tient le lecteur en haleine. Chaque fois que j’ai lu Fahrenheit 451, je n’ai pu le lâcher.
  • L’évolution de Montag, pompier ordinaire et obéissant qui devient hors-la-loi en quelques jours, m’a intéressée. J’aime l’idée d’un personnage au service d’un régime autoritaire qui voit ses certitudes ébranlées au point de changer de camp. Cela me fait penser au magnifique film La Vie des autres, où le protagoniste, homme glacial et impitoyable travaillant pour la Stasi, découvre la beauté de l’amour et de l’art à travers le couple d’artistes qu’il est chargé d’espionner. La musique et la littérature le révèlent à lui-même en même temps qu’elles lui ouvrent une porte sur le monde, de même que les livres qu’il est censé détruire représentent pour Montag la réponse à toutes ses questions.

Affiche du film La Vie des autres

Fahrenheit 451 : Un roman réactionnaire ?

J’ai moins apprécié le discours presque simpliste de Ray Bradbury présentant le retour à la nature comme une solution. Il y a selon moi une dimension manichéenne dans l’opposition entre les symboles de la ville, qui incarne une civilisation corrompue, et de la nature, qui représente un retour à l’authenticité.

Je dois avouer que la peinture de la destruction de la ville pour un retour salvateur à la nature et à une vie plus saine, m’a mise un peu mal à l’aise. L’on peut y voir un rejet total de toute modernité.

Finalement, le brasier apocalyptique qui se décharge sur le monde comme une punition divine n’est-il pas aussi effrayant que le feu destructeur des pompiers ? « Nous n’avons jamais brûlé ce qu’il fallait », dit Montag. Mais faut-il nécessairement brûler quelque chose ?

Je trouve ce roman magnifique. Le personnage principal est attachant et le style flamboyant. Toutefois, j’ai personnellement des réserves quant au potentiel discours idéologique qui sous-tend Fahrenheit 451.

Pour aller plus loin

  • Sur la question d’un possible conservatisme des dystopies, je vous conseille d’écouter la philosophe Anne Staquet dans l’émission de France Culture Les Dystopies.
  • L’adaptation cinématographique de Fahrenheit 451 par François Truffaut en 1966 reprend certaines thématiques du roman de Bradbury en dépeignant notamment l’aliénation de citoyens par la télévision et par la consommation de masse. J’ai trouvé cependant que ce film avait mal vieilli. Truffaut, cinéaste de la Nouvelle Vague que j’apprécie par ailleurs, ne semble pas tout à fait maîtriser le genre de la science-fiction. De plus, je n’ai pu m’empêcher de ressentir une distance avec les personnages et le scénario, qui m’ont parfois paru creux et caricaturaux.

Fahrenheit_451 film

  • Une nouvelle adaptation cinématographique de Fahrenheit 451, de Ramin Bahrani, a vu le jour en juin 2018. Je n’ai pas eu l’occasion de voir ce film mais la bande-annonce m’a paru plutôt prometteuse, mettant davantage en valeur la dimension dramatique de Fahrenheit 451.

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