A la fois conte merveilleux et épopée aventureuse, Corliande est une trilogie surprenante. Mettant en scène la quête métaphysique de deux petits êtres innocents à l’aube de l’adolescence, Isabelle Nuffer renverse les valeurs habituelles de la Fantasy, questionne notre vision du monde et propose un regard différent. Ce roman initiatique à portée philosophique et politique nous transporte dans un univers magique qui ne manquera pas de vous étonner.
Résumé de Corliande : une quête initiatique dans un monde onirique
Serylia et Baltos ont toujours vécu à Corliande, village verdoyant dans une clairière isolée entourée de rivières, de cascades et de fleurs. Intrigués par les théories de deux savants, les deux adolescents quittent leur petite communauté pacifiste et bienveillante pour partir à la recherche de leurs origines. Leur destination est la lointaine Cité du mensonge, qui détiendrait la Vérité prisonnière. Toutefois, le chemin en lui-même est aussi important que l’objet de la quête et les deux Corliandais connaîtront de nombreuses aventures. Ils croiseront la route de dieux-animaux, d’anges chevalins, d’ondins belliqueux, d’oiseaux maladroits et de magnifiques fées. Mais ils apprendront surtout à se connaître eux-mêmes.
Parallèlement, le lecteur/la lectrice s’interroge sur ses propres préjugés, sur les valeurs intériorisées et sur ses habitudes de lecture.
Corliande, ou la Genèse d’un monde
Les personnages de Corliande évoluent dans un univers foisonnant de créatures et de paysages magnifiques. L’autrice a inventé de toutes pièces un monde original qui prend vie de manière imagée sous nos yeux. J’ai senti, au fil de ma lecture, à quel point la création de ces lieux, de ces peuples et de ces créatures tenaient à cœur à Isabelle Nuffer. Une véritable géographie se dessine. Comme dans tout univers complexe de Fantasy, l’on sent que ce monde est plus vaste, que toute une Histoire vit derrière chaque élément.
Les habitants d’ici ne mesurent guère plus d’un mètre. Alertes et menus, possédant même à ce qu’il paraît une grâce peu commune, ils doivent sans doute à leur petite taille et à leur finesse une agilité qui passe pour être légendaire. La pigmentation de leur peau offre à qui voudrait les peindre une palette infiniment riche, et variable selon les individus […]. Ils vivent dans de ravissantes petites maisons de bois sculpté qu’ils construisent et peignent en laissant libre cours à leur fantaisie. […] Végétariens, les corliandais cultivent dans des jardins remplis de fleurs les fruits et les racines dont ils se nourrissent. Amis des oiseaux, utilisant un procédé secret, transmis de génération en génération, ils en imitent à la perfection le plumage délicat, et de l’étoffe ainsi obtenue, façonnent leurs costumes. Allègres, généreux, ils ont le sens de l’harmonie et de la justice et, n’ayant à prier ou à craindre ni dieux ni démons, ne croient fermement qu’au paradis terrestre où s’écoule leur vie paisible.
Les inventions d’Isabelle Nuffer sont poétiques et semblent parfois peintes au pinceau tant les couleurs et les formes sont précises. Corliande se dessine tel un tableau sous nos yeux, où des scènes oniriques se déroulent avec une poésie quasi-surréaliste et où la réalité, le rêve et les symboles se mêlent.
Mais ces paysages, ces histoires et ces créatures ne se suffisent pas à elles-mêmes. Dans ce monde allégorique, des critiques, des valeurs et des messages émergent.
Critique métaphorique de notre société dans Corliande
De manière symbolique, Corliande pose un regard critique sur notre société pour livrer un message sensible, écologique et humain.
Au-delà de la tradition : le message écologique de Corliande
Ils ont détruit tant de vies ! Par méconnaissance de ce qu’est la vie, par cruauté, ou simplement pour nous prouver, et se prouver à eux-mêmes, leur supériorité. Les désastres qu’ils ont provoqués, la nature défigurée de cette planète fantôme en témoigne aujourd’hui.
Ce récit du sage chat Kéhaton pourrait se rapporter à notre planète. J’ai été heureuse de lire Corliande car j’ai beaucoup de mal à trouver des critiques de notre société qui ne soient pas conservatrices ou réactionnaires, comme c’est souvent le cas dans les dystopies. En mettant en scène des êtres jeunes, sensibles et respectueux du vivant, ce roman nous rappelle que l’espoir ne se situe pas dans le retour à un passé illusoire (qui est d’ailleurs à l’origine des dérives actuelles !) mais dans l’évolution et la déconstruction des valeurs sur lesquelles nous nous appuyons, dans une remise en cause fondamentale, un véritable changement de regard. Quel meilleur genre que celui de la Fantasy, encore intellectuellement sous-estimé en France car jugé peu réaliste, pour aborder ce sujet ?
Corliande interroge les dérives d’un trop grand attachement à la tradition. Les origines n’y sont finalement pas si importantes. Serylia et Baltos nous livrent un message important : la sagesse consiste à accepter qui l’on est, à laisser les origines, les traditions et le passé pour vivre dans le présent, sans chercher nécessairement à tout comprendre ni à tout expliquer. Cela fait du bien de lire une remise en cause du monde actuel qui ne propose pas un retour en arrière.
La beauté nous attend. Elle ne demande qu’à se révéler. Pourquoi devrions-nous toujours la chercher ailleurs qu’en nous-mêmes, chez nos ancêtres, dans une vie déjà vécue par d’autres et que nous ne connaîtrons jamais ?
Dans ce livre, la sagesse est du côté des enfants et des animaux, peut-être parce que ceux-ci n’ont pas été aveuglés par une logique rationaliste à l’extrême. Dans notre monde, les émotions et le concret sont dévalorisés au profit de la valorisation d’un intellect rationnel et dominateur, et ce depuis le début de l’ère moderne. Ce rationalisme va de paire avec l’assujettissement de la nature à des fins de profit. Cette rationalité a « bouté le sensuel hors de la pensée » (Mona Chollet, Beauté fatale, les nouveaux visages d’un aliénation féminine) mais aussi le merveilleux, l’imaginaire et la sensibilité. Or, dans le contexte actuel, nous prenons conscience que ce sont que ces derniers, s’opposant aux valeurs guerrières, qui peuvent sauver le monde. Dans le livre d’Isabelle Nuffer, la mentalité et l’attitude des Corliandais, doux, pacifistes et conscients de la valeur de toute vie, est profondément écologiste. Qui plus est, ce sont des enfants, dont l’innocence est synonyme de sagesse.
Les limites de la logique dans Corliande
Corliande valorise l’enfance et le regard enfantin, qui est synonyme de capacité d’émerveillement. Or, la logique a tendance à écraser l’émerveillement, à le réduire, à l’enfermer dans des cases toutes faites : « Mais comme toujours, elle le savait, le doyen aurait le dernier mot. Se redressant de toute sa hauteur, et professant de toute sa logique, il réduirait à néant ces élucubrations naïves et par trop fantaisistes. Toute jeune, face à lui, elle ne pèserait pas bien lourd ». La pensée dite rationnelle est limitée car elle exclut toute une dimension de la vie, pourtant essentielle.
– Pourquoi n’était-il pas prêt ? – Parce que c’était un savant, qui se proposait de tout expliquer par la logique, y compris l’inexplicable… Peut-être aussi parce que c’était un adulte. […] La vérité n’est pas toujours au bout de la pensée. Cela, les adultes l’acceptent rarement, tandis que les enfants le peuvent encore… parfois.
« La dictature du temps » : le message politique de Corliande
La logique et l’utilitarisme confinent parfois à l’absurde. Dans le deuxième tome de Corliande, Serylia découvre une société d’automates qui ne vivent qu’en fonction du temps. Une véritable tyrannie est établie, où chacun(e) doit avoir une place attitrée et utile pour servir un pouvoir tout-puissant. Ces « serviteurs du temps » font penser à la mécanisation du temps qui a commencé avec l’ère industrielle. A travers l’obsession du temps de ces automates, Isabelle Nuffer critique le découpage du temps et l’automatisation du travail. Finalement, ne sommes-nous pas tous devenus des automates, à vouloir constamment être performants et utiles, culpabilisant dès que nous prenons le temps de souffler ?
J’ai particulièrement aimé cette histoire des automates, qui est une véritable fable politique, dénonçant avec finesse les inégalités sociales et la tyrannie du pouvoir à travers le regard perplexe d’un être qui n’a jamais rien vu de tel. Certains personnages rencontrés par Serylia sont particulièrement attachants. Dans ce monde souterrain dominé par le temps, l’espoir demeure, notamment à travers l’art, le chant et la musique. Le nain Thibaut, à mi-chemin entre Tyrion Lannister et Hamlet, nous livre une réflexion intéressante sur le rire et la possible dimension mécanique de ce dernier, qui permettrait de servir le pouvoir en ayant l’air de s’en moquer. A travers le rôle du bouffon et la figure du fou, un jeu de masques et d’illusions se met en place, délicieusement baroque mais aussi révolutionnaire.
[Le temps] était partout. On ne pouvait l’ignorer ou ne point s’y soumettre. Il n’était pas un geste, pas une activité qu’il ne gouvernât de quelque façon. Les plus favorisés des automates avaient pour tout devoir celui de se divertir, mais ils s’y conformaient par contrainte, et le faisaient en mesure, voire à heure fixe, ce qui, pour Serylia, semblait démontrer qu’au fond, ils étaient à peine plus heureux, présentant du bonheur une image trop parfaite pour n’être pas un leurre. […] Tout était tracé, découpé, organisé.
A travers la description des rois et de leur Cour, Corliande fait une critique non seulement des puissants de ce monde mais aussi du modèle absolu et hypocrite du luxe, qui n’est pas synonyme de bonheur mais qui voudrait le faire croire.
Dénonciation du culte de la beauté dans Corliande
La représentation du pouvoir dans Corliande déconstruit un autre mythe, omniprésent dans notre société au point de nous couper de tout bonheur : le culte de la beauté. L’histoire du roi Andrian souligne l’absurdité des injonctions pesant perpétuellement sur notre physique en poussant ces diktats à l’extrême. Dans un pays où le souverain est choisi non pour son sens de la justice mais pour sa beauté, le roi Andrian est élevé dans le but d’être une poupée de cire lisse et parfaite. Aucune émotion, aucun aléa de l’existence ne doivent l’atteindre sous peine de marquer son apparence physique. Isabelle Nuffer se livre à une amusante parodie des normes de beauté. Ainsi, le roi ne doit pas rire car cela donne des rides et ne doit pas tomber amoureux car l’amour n’est pas bon pour le contrôle de soi ni pour la ligne ! Vivant uniquement pour son physique, le roi se rend compte qu’il lui manque quelque chose. Il est lisse mais n’a pas d’étincelle intérieure.
Nous-mêmes vivons sous cette injonction perpétuelle. Les pressions intériorisées nous empêchent de vivre dans l’instant présent, de savourer pleinement l’existence. Nous ne pouvons profiter d’un bon repas ni d’une journée à la plage. Et si nous parvenons à oublier notre apparence, notre entourage ne tardera pas à nous rappeler à l’ordre, comme les conseillers du roi. « Non, décidément, « il n’y a pas de mal à vouloir être belle ». Mais il serait peut-être temps de reconnaître qu’il n’y a aucun mal non plus à vouloir être » conclut Mona Chollet dans Beauté Fatale. Le Roi Andrian, en quête de ce quelque chose qui lui échappe, se rend compte que le culte de la beauté l’empêche de vivre.
Comment avaient-ils été si aveugles ? Eux, qui avaient passé des années à inspecter chaque centimètre de son visage, de peur d’y rencontrer l’ombre d’un début de ride ou un semblant d’acné, l’avaient laissé grandir sans se rendre compte à quel point son regard était vide. D’un vide terrifiant. S’il semblait auréolé en permanence d’un halo resplendissant, tout au fond de lui, rien ne brillait !
La véritable beauté se situe ailleurs, dans le regard, dans les expressions pleines de vie d’une personne, dans sa manière d’être au monde. En se focalisant sur les détails (les rides, le poids, etc.), on fragmente la personne mais on ne voit pas l’essentiel. Heureusement, l’histoire du roi Andrian est à l’origine d’un changement radical de regard.
Une autre vision du monde : capacité à douter et ouverture d’esprit
A travers le regard de Serylia et Baltos, une vision différente du monde se met en place. Loin de nos injonctions virilistes à l’arrogance et aux certitudes, Corliande propose une sagesse basée sur la capacité à douter. Les sages du Pays des dieux, qui ne sont autres que des chats magnifiques, font l’éloge du doute : « Je ne puis rien affirmer. J’ai trop réfléchi, trop cherché pour ne pas connaître la valeur du doute ».
Dans Corliande, l’intelligence est synonyme d’ouverture d’esprit et de capacité à se remettre constamment en question. Le pays des « serviteurs du temps » apparaît comme une métaphore de la fermeture d’esprit, enfermant ses habitants dans un monde souterrain sans aperçu sur le monde ni sur d’autres manières de vivre.
Vous demeurez ici, enfermés dans un royaume sans ciel et sans soleil. N’avez-vous point envie de voir la terre et toutes ses richesses ? Vous découvririez bien autre chose que du vide et de l’opacité, toutes sortes de vies extravagantes et d’existences variées.
Il s’agit d’enlever ses œillères et de ne pas d’enfermer dans un système unique de pensée mais plutôt de s’ouvrir à la diversité du monde. Même les êtres les mieux intentionnés peuvent se cloîtrer dans une vision étroite s’ils ne se remettent régulièrement pas en question. D’où les débats incessants au sein du petit groupe de révolutionnaires du Pays des brumes. Celui-ci doit prendre garde à ne pas remplacer ses oppresseurs mais à réellement créer quelque chose de nouveau, à bouleverser les mentalités.
Il ne s’agit pas là simplement de mettre le monde à l’envers et de prendre la place des puissants. Ce bouleversement doit s’effectuer en chacun d’entre nous, et recommencer sans cesse, devenir en quelque sorte un état permanent. Il faut se baser sur lui pour construire, sans crainte, ultérieurement, de détruire, car l’ouvrage est de ceux qui n’ont pas de fin et qui, lorsque leurs fondations sont trop ancrées dans le sol, et lorsqu’ils sont trop achevés, ressemblent à s’y méprendre à des prisons.
Ce bouleversement de notre vision du monde va de pair avec un renversement des valeurs traditionnelles de la Fantasy.
Corliande, une quête pacifiste qui déconstruit les poncifs de la Fantasy
Notre pauvre monde où le masculin, du moins, ce qui est supposé tel, l’emporte systématiquement, n’a rien de plus spirituel et de plus civilisé à nous offrir que ces affrontements incessants, des plus dérisoires aux plus meurtriers.
Remise en cause des valeurs viriles et guerrières
Dans Corliande, la quête épique est inversée. Les habituelles valeurs guerrières et viriles ne sont plus de mise car seuls des êtres pacifistes et innocents, qui n’ont pas honte de leur vulnérabilité, peuvent réussir à changer le monde. Les deux Corliandais m’ont fait penser aux Hobbits dans l’œuvre de Tolkien, petits êtres joyeux et purs dans un monde guerrier facilement corruptible, seuls à pouvoir venir à bout d’une quête désespérée.
Le personnage de Baltos illustre parfaitement le conflit entre sensibilité masculine et injonctions de la pensée viriliste. Profondément pacifiste, le jeune Corliandais respecte la vie sous toutes ses formes et refuse toute mise à mort. Toutefois, lui-même peut tomber dans le piège du regard de l’autre. A travers l’épisode des ondins et de la pieuvre, Isabelle Nuffer questionne les notions de lâcheté et de courage. Ces jugements de valeur n’incitent-ils pas à une violence inutile, simplement pour prouver sa bravoure ? Le véritable courage ne serait-il pas de se connaître, de s’accepter et d’assumer ses valeurs ? La valorisation de la sensibilité et de l’authenticité se dessine à travers un personnage sauvé d’une mort certaine grâce à ses larmes. Le pouvoir des émotions et de la douceur est indéniable et la faculté de pleurer est présentée comme un atout, les émotions faisant naître des joyaux.
La déconstruction des valeurs viriles, si courantes dans la Fantasy, va de pair avec la dimension initiatique de Corliande. Baltos quitte l’enfance et devient un homme en assumant son pacifisme. Cette réflexion sur le lien entre masculinité et acceptation de sa vulnérabilité m’a fait penser aux propos d’Ursula Le Guin dans Tehanu, le quatrième tome de Terremer, où le héros se rend compte que devenir un homme n’est pas forcément lié aux valeurs guerrières. Dans Corliande, cette vulnérabilité est synonyme de liberté.
A présent, il se trouvait peut-être plus vulnérable, et moins riche, mais aussi plus libre. Et c’était là, pour un corliandais, un avantage d’une valeur inestimable.
Réflexions sur la quête épique
Corliande offre une réflexion sur la quête épique. Ce sujet m’intéresse depuis que j’ai lu La Horde du Contrevent. Une quête destinée à découvrir la vérité est-elle souhaitable ? Les protagonistes d’une telle quête ne sont-ils pas voués au désespoir ? Au bout du voyage, la quête paraît souvent vaine, vide de sens. Synonyme de déception, elle a un goût amer.
Elle avait tant voulu ce voyage, tant espéré cette rencontre, n’envisageant que les obstacles ou les échecs possibles, qu’à la perspective de se trouver face à un vide le moment venu, elle sentait le monde s’effondrer sous ses pieds. Elle avait pensé à tout, sauf à cela.
Finalement, le voyage est aussi important que la destination. Si la quête se révèle vide de sens, celui-ci peut être retrouvé dans le chemin parcouru, les êtres rencontrés et la découverte de soi. Au bout du compte, Serylia et Baltos trouveront peut-être ce sens dans l’acceptation même de l’absurdité.
Corliande est une belle découverte, d’une grande profondeur, à la fois conte merveilleux, métaphysique et politique. Mais cette trilogie est aussi une mise en abyme de la création littéraire, comme si les personnages avaient conscience d’être inventés mais continuaient à vivre une fois le livre refermé…
La trilogie d’Isabelle Nuffer m’a parfois fait penser à l’œuvre d’Ursula Le Guin, qui remet en question notre vision du monde et notre rapport à la lecture. Je vous invite tout particulièrement à découvrir La Main gauche de la nuit, roman de science-fiction qui bouleverse nos habitudes.