A Fleur de Peau de Saverio Tomasella : pour une sensibilité revalorisée

À Fleur de peau est un roman de Saverio Tomasella, docteur en psychologie, chercheur et écrivain spécialisé dans l’ultrasensibilité. Nous y suivons le cheminement d’une femme qui a du mal à gérer son hypersensibilité. Au fil de son parcours, celle-ci apprend à apprivoiser cette facette, qui est loin d’être un défaut. Ce livre est à mettre entre les mains de tous les hypersensibles et des individus côtoyant des personnes sensibles.

Apprendre à accepter sa haute sensibilité dans A Fleur de peau

À Fleur de peau est l’histoire d’une femme hypersensible, Flora. Douce, créative et écorchée vive, elle est facilement blessée et a du mal à s’affirmer dans un environnement parfois hostile, qui met les émotions et les sensations au second plan. Le roman commence au moment où Flora traverse une crise existentielle. Elle a toujours essayé de refouler sa sensibilité, qu’elle considère comme une tare. C’est sans doute pour cette raison qu’elle est mariée à un homme qui, à l’instar de ses parents, ne la respecte pas et la prend de haut. La sensation d’avoir atteint ses limites la mène à consulter Marc, professeur de méditation, qui la guide vers l’acceptation de son hypersensibilité et donc vers le bonheur.

Si la structure d’A Fleur de peau est semblable à celle d’autres romans de développement personnel, ce livre m’a touchée par sa profondeur et la richesse de son contenu.

Quelque chose dans l’atmosphère l’interpelle. Chaque fois c’est pareil, quand débute une nouvelle saison. Elle a l’impression de ressentir dans sa chair les variations du temps, comme les humeurs changeantes. […] Est-elle réellement  » bizarre », « originale »? En tous cas, elle a besoin d’être acceptée telle qu’elle est, reconnue pour ce qu’elle est réellement et prise au sérieux.

A Fleur de peau valorise les différentes facettes de l’hypersensibilité

Saverio Tomasella nous présente toutes les facettes de l’hypersensibilité : la proximité avec la nature et les animaux, la sensibilité aux ambiances et au temps, le besoin de se sentir en harmonie avec son environnement, l’émerveillement devant les petites choses de la vie, l’épanouissement dans la créativité, la recherche de la poésie dans toutes les formes de l’existence, le besoin de bienveillance, de respect et de compréhension…

Mais A Fleur de peau souligne aussi les inconvénients de la sensibilité élevée : l’épuisement face aux situations conflictuelles, le perfectionnisme, l’ébullition des émotions qui empêche de se défendre, la remise en cause de soi après une remarque, le désir de faire plaisir aux autres au détriment de son bien-être, la fâcheuse tendance à se justifier et à culpabiliser… Ainsi qu’une profonde révolte face à toute forme d’injustice ou d’oppression. Autant d’éléments à la fois positifs et négatifs.

En acceptant toutes ses facettes et en écoutant ses émotions et sensations plutôt que de refouler celles-ci, Flora parvient à être en harmonie avec elle-même, ce qui lui permet de s’affirmer davantage et de remettre en cause certaines relations.

Ça se soigne ? Mais [la timidité] n’est pas une maladie !

Hypersensibilité et stéréotypes de genre dans A Fleur de Peau : pour une sensibilité masculine assumée

À travers Théo, le fils de Flora, Saverio Tomasella traite la question de l’hypersensibilité chez les enfants et en particulier l’hypersensibilité masculine. En effet, Théo est confronté aux stéréotypes de genre, qui stipulent que les garçons préadolescents s’intéressent aux activités dites « masculines ». Théo aime l’art, le français et a un penchant pour la déco, la cuisine et la danse. Son père, horrifié, craint qu’il ne devienne « une fille ». Très mature pour son âge, timide et réfléchi, Théo est tiraillé entre ses goûts personnels et le désir de faire plaisir à son entourage. Ce personnage montre comment les stéréotypes masculins peuvent être toxiques pour les hommes, qui sont souvent contraints de refouler leur sensibilité.

A Fleur de Peau illustre à quel point le profil idéal de celui qui « réussit », souvent associé à des valeurs considérées comme masculines, peut être néfaste en niant toute diversité de goûts et de caractères.

Elle a tenu bon […] pour défendre les sensibles et les originaux face aux stéréotypes et aux conventions. Il est indispensable que les choses changent et que les enfants comme Théo ne souffrent pas d’être mis à l’écart ou même d’être rejetés par des personnes incapables de les comprendre.

La difficulté d’être hypersensible dans un monde basé sur le rendement

L’incompréhension face aux hypersensibles peut être blessante, en particulier dans une société basée sur les chiffres et sur la productivité. Dans A Fleur de peau, la collègue de Flora lui reproche son côté « bisounours » ! Cette remarque courante vient d’un malentendu. L’hypersensible n’est pas une personne qui n’a rien vécu de difficile et qui ignore la souffrance. Mais il ou elle voit aussi la beauté de la vie et a besoin de douceur et d’harmonie pour justement compenser la dureté de l’existence.

Il est vain de chercher à convaincre quelqu’un qui ne veut pas être convaincu ou qui est déjà convaincu du contraire de ce que vous avancez. S’il ne veut pas vous entendre, tout ce que vous obtiendrez, c’est de vous épuiser.

A Fleur de peau, ou comment développer des relations saines quand on est hypersensible

À Fleur de peau souligne l’importance de bien s’entourer afin d’être heureux quand on est hypersensible. Saverio Tomasella prône des relations qui, si elles ne sont pas toujours faciles ni parfaites, se nouent dans l’authenticité, le respect et l’acceptation de l’autre, loin de toute violence.

Ma vie est belle parce qu’elle est remplie d’émotions et de sensations de toutes sortes.

Donner une place aux hypersensibles dans notre société

A Fleur de peau de Saverio Tomasella m’a beaucoup parlé, en tant que personne hypersensible révoltée contre le rejet de la sensibilité. Je suis ravie de constater que l’on parle de plus en plus de l’hypersensibilité, que ce soit sur les réseaux sociaux, dans des articles, des livres ou des conférences. Les personnes comme Saverio Tomasella permettent aux hypersensibles de mieux se comprendre et s’accepter, tout en leur donnant une visibilité. La représentation des personnes atypiques est essentielle pour que celles-ci puissent avoir une place légitime dans le monde qui les entoure. C’est pourquoi il est important de sensibiliser l’ensemble de la société à ce sujet.

Dans un monde où l’on parle encore beaucoup de la nécessité de s’endurcir, je trouve au contraire que cela relève d’un certain courage que d’accepter sa sensibilité.

Si vous aimez les livres sur l’hypersensibilité, je vous conseille également Le Rosier de Julia de Frédéric Doillon.

Le Guide de survie des hypersensibles empathiques de Judith Orloff est également un livre passionnant sur l’hypersensibilité.

Les 4 meilleurs livres de Noël pour rêver sous le sapin

« It’s the most wonderful time of the year ». Noël est peut-être la plus merveilleuse période de l’année mais nous autres littéraires avons besoin de livres pour être heureux ! Afin de concilier votre amour pour les fêtes de fin d’année avec votre passion pour la lecture, je vous propose 4 livres de Noël passionnants, cosy et bien écrits !

Voyagez dans les grands textes classiques avec Le Bouquin de Noël

Le Bouquin de Noël est un livre magnifique, dont la couverture suffit pour vous plonger dans l’ambiance de Noël ! Cet ouvrage regroupe de nombreux textes liés à No¨ël et aux fêtes de fin d’année : contes, récits, poèmes, extraits de romans, écrits par de grand(e)s écrivain(e)s de différentes époques (Dickens, Victor Hugo, Gogol, Alphonse Daudet, Louisa May Alcott, Hoffmann, Clément Marot, etc.).

Dans une introduction passionnante, Le Bouquin de Noël vous présente l’Histoire et la signification de la fête de Noël, mais aussi de La Toussaint, de la Saint-Sylvestre et de l’Épiphanie. Cela m’a d’ailleurs inspirée pour l’écriture de mon article sur l’Histoire d’Halloween.

Le Bouquin de Noël est un livre dans lequel vous pouvez picorer des textes de temps en temps pour vous imprégner de l’ambiance de Noël. J’aime particulièrement relire Un Chant de Noël de Dickens, qui prône la simplicité et la convivialité tout en dénonçant les inégalités sociales et l’obsession de l’argent.

Il n’y avait rien dans tout cela de bien aristocratique. Ce n’était pas une belle famille ; ils n’étaient bien vêtus ni les uns ni les autres ; leurs souliers étaient loin d’être imperméables ; leurs habits n’étaient pas cossus […]. Cependant ils étaient heureux, reconnaissants, charmés les uns des autres.

Cadeaux de Noël de Colette : une lecture à la fois intime et historique

Cadeaux de Noël est un petit livre regroupant des textes écrits par Colette sur Noël et le Nouvel an tout au long de sa vie. Elle y évoque divers Noëls, surtout ceux de son village natal dans un cadre domestique modeste mais harmonieux où cohabitent des gens qui s’aiment et des animaux. Les souvenirs de cette « enfance pauvre et païenne » évoquent la douceur et la simplicité. L’on découvre les Noëls anciens : pas de sapin mais du houx et de la fleur d’ellébore, des repas composés de marrons, de pudding, de fruits confits et de thé, suivis d’une calme veillée.

Pas de discours moralisateur dans ces souvenirs d’autrefois ; ceux-ci ont plutôt le goût de la madeleine de Proust. Et, si Colette déplore la surabondance de jouets à Noël (dès le début du 20ème siècle !), elle ne manque pas d’analyser les changements de tradition de manière nuancée.

Colette fait preuve d’une compréhension bienveillante et incroyablement moderne vis-à-vis des enfants, « porteurs d’un fardeau de souvenirs et de perplexité ». Ce respect des enfants est sans doute lié à des souvenirs très vivaces de sa propre enfance et de ses perceptions enfantines.

Cadeaux de Noël évoque aussi des Noëls en temps de guerre, qu’il s’agisse d’un Noël au milieu des ruines d’un village bombardé ou d’un discours profondément émouvant dédié aux femmes dont les maris sont à la guerre. Les vœux en temps de guerre sont touchants. Le décalage entre l’optimisme et la légèreté du Nouvel an précédent et la modestie de cette nouvelle année illustre à quel point nos attentes et nos espoirs changent en temps de crise.

Ces cadeaux de Noël sont de beaux textes plein de sensibilité, teintés d’une « religion domestique », dont l’odeur du feu de cheminée, des oranges et d’un foyer harmonieux m’a bercée tandis que se dessine pour moi l’espoir de créer de semblables moments.

L’an passé, nous n’attendions que plaisir et commodité, que promesse de chaleur, de végétation, de vacances… Cette année, c’est une grave promesse que contiennent le blé qui lève, le bourgeon qui pointe, une voix d’oiseau et les jours plus longs.

Joie des cinq sens ! De telles délices qu’on nommait païennes, créent une religion domestique, et l’âme se chauffe à la plus petite flamme, si la petite flamme persévère. […] Peu importe que le faste y manque. Mais les lumières de la fête se feront rituelles, et les fleurs ou le houx, et aussi un peu les paroles […]. Il n’y a pas qu’aux vieillards que la chute du temps dans l’invisible et l’irrévocable semble poignante. L’émotion d’un enfant, lorsqu’on lui restitue une image de son court passé, ne dépend ni de la surprise, ni de l’émerveillement. Il chérit ce qu’il connaît déjà, préfère ce qu’il reconnaît, et le chante en lui-même, au rythme d’une poésie spontanée.

Lettres du Père Noël de J.R.R. Tolkien : un livre enchanté pour petits et grands

Étant fan de l’œuvre de J.R.R. Tolkien (notamment Le Seigneur des Anneaux et Le Hobbit), j’ai été ravie de découvrir ce joli livre de Noël. Il s’agit d’un recueil regroupant les lettres du Père Noël que Tolkien a écrites à ses enfants pendant une vingtaine d’années. Elles sont accompagnées de superbes illustrations, tour à tour merveilleuses et burlesques.

Les Lettres du Père Noël composent un conte de Noël mettant en scène le Père Noël au Pôle Nord, accompagné de l’Ours Polaire, son assistant qui ne manque pas de provoquer des catastrophes ! D’autres créatures imaginaires interviennent, comme des gnomes ou des gobelins.

L’on retrouve la fascination de Tolkien pour les cavernes, ainsi qu’une plume magnifique et des inventions originales. Les descriptions très imagées et les événements comiques sont un régal pour tous les âges. Lettres du Père Noël est un livre idéal pour rire et rêver.

Je tremble plus que d’habitude, cette année. C’est la faute de l’Ours du Pôle Nord ! Ça a été la plus grosse explosion du monde et le feu d’artifice le plus monstrueux qui ait jamais existé. Le Pôle Nord en est devenu NOIR, et les étoiles en ont perdu leur place, la lune s’est brisée en quatre – et l’Homme qui y vit est tombé dans mon jardin, derrière la maison. Il a mangé bon nombre de mes chocolats de Noël avant de déclarer qu’il se sentait mieux, puis remonta réparer la lune et remettre de l’ordre dans les étoiles.

Rire et jouer avec la langue française avec Oulipo dans Cher Père Noël

Dans Cher Père Noël : Vraies lettres inventées, le groupe littéraire Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) s’adonne à un nouvel exercice de style : écrire des lettres au Père Noël de la part de personnalités ou personnages célèbres quand ceux-ci étaient enfants, mais pas seulement.

Le Père Noël reçoit ainsi un appel à la grève du Syndicat interpolaire des lutins, une lettre en colère de Saint Nicolas, un courrier de la CAF, un tweet de Donald Trump, une chanson d’Édith Piaf… Cher Père Noël, à l’instar des autres textes de l’Oulipo, est un livre original qui joue avec la langue française et les références culturelles.

L’imitation du style d’autrices et d’auteurs célèbres est particulièrement talentueuse. J’ai savouré la délicieuse lettre de Madame de Sévigné, celle d’un Sherlock Holmes enfant qui déduit l’inexistence du Père Noël et celle d’un Roland Barthes qui affirme qu’ « on n’a jamais de cadeaux signifiants à l’état pur » ! La lettre d’Italo Calvino, plus qu’une parodie, est un hommage émouvant :

Et tu reposes cette lettre dans ton immense classeur, à côté de toutes celles qu’année après année je t’ai écrites. Un jour arrivera, songes-tu avec avec un œil mouillé, où je ne croirai plus en toi. Tu posséderas notre correspondance complète, et tu te demanderas si ce cadeau jamais demandé mais chaque fois déposé, ce n’est pas ma joie d’être un enfant.

Mes lettres préférées sont celles qui jouent avec la forme, comme la lettre entièrement écrite avec des proverbes ou celle composée de définitions de dictionnaire.
Les lettres au Père Noël faisant référence à notre époque, quant à elles, sont savoureuses en raison d’un décalage qui frôle l’absurdité.

Toutefois, Cher Père Noël m’a parfois paru inégal. Toutes les lettres ne m’ont pas fait rire. Certaines sont moins recherchées que d’autres et j’avoue préférer quand la personne qui écrit s’impose des contraintes de forme. C’est selon moins l’une des grandes forces de l’Oulipo.

Cher Père Noël est un livre à feuilleter tout au long du mois de décembre pour rire, pour s’amuser et savourer le talent de l’Oulipo et, pourquoi pas, songer à de nouvelles lettres ?

Non ! Rien de rien…
Non ! Je ne commande rien…
Je r’vends tout sur eBay,
Leboncoin, tout ça m’est bien égal !

Et vous, quelles sont vos lectures de Noël préférées ? Vous êtes davantage romances de Noël, contes ou lectures classiques ? 🙂

Je vous souhaite de belles fêtes de fin d’année. Prenez soin de vous !

Le Livre de Baltos : quand Fantasy rime avec pacifisme

Le Livre de Baltos d’Isabelle Nuffer, recueil de Fantasy original et poétique, se déroule dans un univers riche en cultures et en créatures imaginaires, tout en évoquant notre monde de manière métaphorique. Ce texte se décline en divers genres littéraires : contes, farces, sagas familiales, romans d’aventures, légendes et intrigues politiques, dans le but de nous faire rêver et réfléchir. Écologie, féminisme, anticolonialisme, ce livre aborde des sujets d’actualité avec intelligence.

Un complément magnifique à la trilogie Corliande

Le Livre de Baltos est une extension de la trilogie Corliande (mon article ici), également écrit par Isabelle Nuffer. Les trois romans contaient le périple de deux adolescents, Serylia et Baltos, jusqu’à la Cité du mensonge. Ce quatrième livre est une restitution du carnet de voyage de Baltos, qui rapporte des récits des différentes parties du monde visitées. Il peut toutefois être lu séparément.

Les événements du Livre de Baltos recoupent donc ceux de Corliande, en approfondissant certains épisodes ainsi que les cultures des pays parcourus, des traditions du village de Corliande aux contes et récits des régions du Nord, en passant par des chroniques océanes ou des histoires du Pays des dieux. Nous en apprenons plus sur ce monde à travers des légendes et ambiances qui peuvent nous rappeler différentes époques : Moyen Âge, 19ème siècle, découverte du Nouveau Monde… Les références à nos propres culture et Histoire ne manquent pas. Ce livre est particulièrement habile dans le sens où Isabelle Nuffer crée un univers riche et original tout en faisant écho à des événements qui nous parlent.

La grande diversité des genres littéraires dans Le Livre de Baltos

Isabelle Nuffer manie les différents registres et genres littéraires avec talent, nous faisant passer du rire aux larmes, du pessimisme à l’espoir, de la joie à la révolte. Cette diversité est un véritable atout, qui entraîne la lectrice ou le lecteur dans un tourbillon d’événements, d’ambiances et de personnages différents.

Comme dans Corliande, j’aime particulièrement les intrigues qui se déroulent au pays des automates, qui mettent en scène complots politiques et jeux de masques et d’illusions, de manière très baroque. D’autres passages du Livre de Baltos sont très oniriques et poétiques, comme l’émouvante histoire de Yotilde et Cloanne, deux Sylphes profondément amoureux. Parmi de nombreux personnages attachants, la petite chatte Similune, vivant au Pays des dieux, se distingue.

L’abandon d’un instinct de chat […], dans son cas, n’avait manifestement pas été accompli de façon complète. Similune était peut-être plus sensible, moins détachée des choses terrestres. Elle n’avait pas su renoncer comme [les autres dieux] à sa nature profonde et en ressentait de la tristesse autant qu’un vague sentiment de culpabilité. Elle disait souvent que sa place n’était pas au palais minéral, à réfléchir sur le sens et le mouvement du monde, mais auprès des mortels dont elle aimait la perfectibilité. Elle avait le pouvoir de soigner, de réconforter les cœurs meurtris, pas celui de méditer sur la cause de telles meurtrissures.

De la peinture d’un monde magique à la farce, en passant par un roman d’aventure pouvant faire penser à certains récits coloniaux comme Le Voyage de Bougainville, mais avec une critique acerbe de la colonisation, Le Livre de Baltos nous fait passer par toutes les émotions. Avec humour, finesse et poésie, Isabelle Nuffer s’adonne à des réflexions sur les langues, l’Histoire et l’éducation. Mais si certaines utopies voient le jour, la dénonciation de systèmes problématiques n’en est que plus forte.

Le Livre de Baltos : De la dénonciation du colonialisme à l’utopie écologique

À travers ces récits fictifs, Isabelle Nuffer fait passer des messages forts : anticolonialisme, écologie, respect du vivant, de la nature et des animaux, valorisation de l’authenticité, de l’amour et de l’empathie, réflexion sur le pouvoir.

Divers contes et fables déplorent l’utilisation des ressources de la Terre à des fins de profit. L’histoire du chevalier d’Erre-Mont, dont la soif de conquête confine à l’absurde, insinue que le respect de la planète et du vivant est incompatible avec l’image du héros traditionnel, qui confond prestige et domination.

Plus il était petit, plus il se voulait grand. Il avait traversé son enfance avec cette obsession, se dépasser lui-même. On l’admirait pour cela. Mais lorsque l’objet de ce dépassement n’est autre que sa propre gloire, sans rien offrir au monde que la vaine contemplation de celle-ci, sans rien laisser aux autres que le goût de la défaite, ou le leurre de l’identification, quel en peut être le véritable sens ? N’y a-t-il pas là dilapidation de ressources, de forces et de courage ?

La déesse Xeram, incarnation de la nature insoumise, souligne bien la vanité de l’injonction à l’héroïsme, qui ne tient pas compte de la complexité humaine :

Ce que je vois en toi n’est qu’une image, une illustration sur verre, brillante, transparente et sans relief, l’idée que se font les tiens du héros valeureux, du héros infaillible. Cet être-là n’existe pas, n’a jamais existé. La vie est plus complexe, plus imparfaite, plus difficile et plus merveilleuse que cela.

La déconstruction des idées reçues sur l’héroïsme va de pair avec le rejet des valeurs guerrières qui sous-tendent le colonialisme. L’exploitation de l’île de Beryl par des colons après sa découverte illustre bien « la cupidité humaine ». La colonisation apparaît comme une forme de brigandage officiel à grande échelle.

Au lieu de la soumission de la nature et d’autres êtres humains injustement jugés inférieurs, Le Livre de Baltos valorise la communication avec toute forme de vivant. Il s’agit d’accorder de l’attention et de la bienveillance au monde.

Le village de Corliande, qui a un rapport sain à la nature et dont les personnages sont heureux en se contentant de peu, représente une véritable utopie écologique.

Un lieu idyllique tel celui-ci peut facilement devenir un désastre si l’on s’avise d’en maîtriser la faune et la flore à son profit. Sachant où était notre place dans cette nature foisonnante, nous n’avons cherché ni à nous grandir vis-à-vis d’elle, ni à nous en libérer par des moyens artificieux qui n’eussent fait que nous aliéner davantage. Notre évolution n’a en rien altéré sa toute puissance, à laquelle nous savons rendre hommage. Sans nourrir d’ambitions irréalistes, nous avons construit notre petite société dans la plus pure insouciance et un amour commun pour la paix et la justice.

Pour les habitants de Corliande, le respect de l’environnement s’accompagne d’une véritable égalité sociale : « Nul ne peut se prévaloir de posséder plus que son voisin ou de mieux conduire sa vie. Mais chacun se sait riche d’une personnalité qui lui est propre. »

Isabelle Nuffer rend hommage à la vie et va jusqu’à donner la parole aux animaux, notamment le loup, pour souligner le potentiel danger des symboles et des fantasmes. Il s’agit de voir les êtres vivants tels qu’ils sont, non à travers un prisme fantasmagorique.

Regardez-nous enfin tels que nous sommes. Cessez de voir en nous l’incarnation du mal, de nous craindre et de nous révérer.

Cette réduction d’un être vivant à une représentation symbolique fait écho à la transformation de la femme en objet de fantasme.

Sorcellerie et féminisme dans Le Livre de Baltos

C’est ainsi que la plus belle jouvencelle du royaume d’Aldhemir, celle dont le front était si pur et dont la toison faisait l’admiration de tous, était devenue en moins d’un an une horrible sorcière.

Dans Le Livre de Baltos, Isabelle Nuffer dénonce l’aliénation de la femme dans des contes marquants, où la monstruosité des héroïnes métaphorise la répulsion de la société face à une femme qui n’entre pas dans les normes ou qui affirme simplement sa singularité. Le conte « La Chevelure d’Hildelambre », forte critique de la hiérarchie et de la traditionnelle oppression des femmes, m’a marquée en décrivant l’émancipation d’une jeune reine qui cherche à s’affirmer. Au fil du récit, des reptiles poussent dans ses cheveux, rappelant l’association de la femme au serpent héritée de la Bible et suggérant que la femme devient monstrueuse dès qu’elle donne son avis.

Dans Le Complexe de la sorcière, Isabelle Sorente évoque « le craquement effroyable » de la conscience d’une femme « au moment où elle commence à croire que l’accusateur a raison ». Finalement, Hildelambre, pure jeune femme idéaliste, se transforme réellement en la sorcière pour laquelle la société la fait passer. Mais, avec le temps, les accusations de sorcellerie, qui ont détruit ces femmes jusqu’à leur faire intérioriser le regard de l’inquisiteur, ont été réappropriées par des courants féministes. La sorcière est désormais revendiquée comme une image libératrice, synonyme d’émancipation et de connaissance de soi. Le conte d’Hildelambre s’inscrit dans cette évolution des mentalités en offrant une réflexion à la fois moderne et ancrée dans une culture ancestrale.

Hildelambre se redressa, soudain libérée d’un poids écrasant. Quelque chose en elle se rompit. Elle éclata d’un rire fou, extraordinaire par sa puissance et le soulagement qu’il exprimait. Sa voix, brisée en parcelles sonores étincelantes, domina par sa hauteur et sa pureté la clameur autour d’elle. Puis, faisant du regard le tour des personnes les plus proches, les yeux étincelants, d’un air de défi, elle ôta sa couronne et son pectoral et les jeta violemment à ses pieds.

La sorcière est une figure de rébellion, de libération. La rupture du carcan pour laisser exploser la puissance de la reine entre en résonance avec la démesure de la nature déchaînée, incarnée par la déesse Xeram. La sorcière s’ancre ici dans la lignée de ces déesses et héroïnes mythiques, qui se révèlent à elles-mêmes dans toute leur « monstruosité » au sens étymologique du terme, c’est-à-dire quelque chose hors du commun, de prodigieux, qui est un avertissement divin. Elles dépassent ainsi la nature humaine.

Des personnages de sorcières apparaissent à plusieurs reprises dans Le Livre de Baltos, tel un rappel à la fois de la puissance et de l’aliénation de la femme, objet de répulsion ou d’admiration mais dans les deux cas déshumanisée. La douloureuse histoire de Mauhira est sans doute mon conte préféré. Celui-ci montre à quel point la « beauté » et la « laideur » sont les deux facettes de la déshumanisation de la femme. Considérée d’une laideur extrême en temps normal, la jeune paysanne Mauhira devient une beauté éblouissante dès qu’elle se met à chanter. Un prince tombe amoureux d’elle et l’enlève pour la contraindre à l’épouser sans se soucier de ses états d’âme. Mais, quand il se rend compte de la vérité, il l’accuse de manipulation et de sorcellerie, se considérant comme sa « proie ».

Cette histoire peut faire écho à diverses expériences féminines, dans la mesure où elle dépeint la réduction des femmes à leur apparence mais aussi les accusations récurrentes de duperie et de séduction par certains hommes. Une femme considérée comme belle est souvent placée sur un piédestal et se retrouve contrainte à jouer le jeu de ses admirateurs, qui ne voient en elle qu’un objet de fantasme sans tenir compte de son humanité. Si elle finit par s’affirmer, si elle cesse de chanter de belles paroles, les voilà horrifiés ! Mais Isabelle Nuffer montre bien que la monstruosité ne se situe pas là où on le croit :

Il avait révélé toute la laideur de son âme en même temps qu’elle, la laideur de ses traits.

Réinventer la masculinité dans Le Livre de Baltos

Isabelle Nuffer émet avec subtilité une critique des valeurs considérées comme masculines, souvent nocives pour les hommes comme pour les femmes. L’histoire de Sorguère IX dit « Le couard » est particulièrement parlante, illustrant le conflit entre les valeurs guerrières, associées au courage, et la sensibilité, considérée comme une faiblesse. Sorguère IX hérite de la couronne d’un père féru de champs de batailles. Mais le nouveau roi est davantage intéressé par la culture et l’éducation, au grand désarroi de sa Cour. Quand il devient père, il se dédie à ses enfants, ce qui scandalise ses sujets. Le Livre de Baltos décrit une nouvelle façon d’être père reposant sur la bienveillance et s’opposant à la virilité toxique et aux valeurs guerrières.

Oui, je suis un sot, murmurait-il d’un ton grave. Car tout homme est sot qui ne veut point voir le monde tel qu’il est ; un monde où la force l’emporte toujours sur la conscience ; où toute bonté n’est que faiblesse et vérité que blasphème ; où l’injustice est érigée en socle du pouvoir, lequel étouffe tous ses cris ; où la beauté enfin n’est préservée que tant qu’elle sert d’ornement aux puissants. Malheur à moi, donc, pour n’avoir su m’accommoder de tels principes.

Le Livre de Baltos, une réflexion sur le pouvoir

Le Livre de Baltos dénonce maintes injustices et inégalités sociales. Le récit « Le pouvoir des nains », bien que fort comique, aborde la nocivité du modèle du luxe ainsi que l’accaparation des richesses par un petit nombre. Isabelle Nuffer souligne qu’un tel mode de vie n’est pas souhaitable. Elle contredit par là un discours assez courant, selon lequel les critiques envers les riches et puissants seraient liées à de la jalousie.

Ainsi, pas plus soldats que princes ou magiciens, ils n’étaient ni grands, ni terribles ni beaux, ni même forts. Mais ils ne possédaient pas une once de scrupule et tout ce qu’il fallait de ruse, de cupidité, d’insolence et d’indignité, pour faire de nous leurs esclaves et profiter du travail de nos bras, tels des parasites vivant sur le dos de leurs victimes et se repaissant de leur sang.

Malgré tout, le propos politique du Livre de Baltos reste nuancé. Isabelle Nuffer souligne que certaines formes de contestation du pouvoir en place, aussi tyrannique soit-il, peuvent se révéler dangereuses. La passionnante histoire d’Anselme, médecin royal qui se retrouve au sein d’un complot, montre que l’on peut s’opposer au même pouvoir sans pour autant être d’accord.

Le Livre de Baltos invite donc à se méfier de certains mouvements de révolte qui peuvent se révéler aussi oppresseurs, voire davantage, que le pouvoir en place. Isabelle Nuffer prône la remise en question permanente de soi et de ses propres intentions afin de ne pas tomber dans le fanatisme ni le conservatisme.

Le Livre de Baltos d’Isabelle Nuffer est un recueil riche en histoires métaphoriques, dont j’ai apprécié la profondeur et la finesse ainsi que le voyage dans ces belles contrées imaginaires, pourtant proches de nous. Tout en faisant la critique de notre société, ce livre donne espoir en un monde meilleur.

J’ai notamment aimé la présence de sorcières et magiciennes, qui hantent Le Livre de Baltos. Elles font écho à un intérêt grandissant que je porte aux représentations de la sorcière depuis des années. Si ce sujet vous intéresse également, je vous invite à lire mon article sur la figure de la sorcière à travers 7 livres.

Corliande, une invitation féérique à changer de regard

A la fois conte merveilleux et épopée aventureuse, Corliande est une trilogie surprenante. Mettant en scène la quête métaphysique de deux petits êtres innocents à l’aube de l’adolescence, Isabelle Nuffer renverse les valeurs habituelles de la Fantasy, questionne notre vision du monde et propose un regard différent. Ce roman initiatique à portée philosophique et politique nous transporte dans un univers magique qui ne manquera pas de vous étonner.

Résumé de Corliande : une quête initiatique dans un monde onirique

Serylia et Baltos ont toujours vécu à Corliande, village verdoyant dans une clairière isolée entourée de rivières, de cascades et de fleurs. Intrigués par les théories de deux savants, les deux adolescents quittent leur petite communauté pacifiste et bienveillante pour partir à la recherche de leurs origines. Leur destination est la lointaine Cité du mensonge, qui détiendrait la Vérité prisonnière. Toutefois, le chemin en lui-même est aussi important que l’objet de la quête et les deux Corliandais connaîtront de nombreuses aventures. Ils croiseront la route de dieux-animaux, d’anges chevalins, d’ondins belliqueux, d’oiseaux maladroits et de magnifiques fées. Mais ils apprendront surtout à se connaître eux-mêmes.

Parallèlement, le lecteur/la lectrice s’interroge sur ses propres préjugés, sur les valeurs intériorisées et sur ses habitudes de lecture.

Corliande, ou la Genèse d’un monde

Les personnages de Corliande évoluent dans un univers foisonnant de créatures et de paysages magnifiques. L’autrice a inventé de toutes pièces un monde original qui prend vie de manière imagée sous nos yeux. J’ai senti, au fil de ma lecture, à quel point la création de ces lieux, de ces peuples et de ces créatures tenaient à cœur à Isabelle Nuffer. Une véritable géographie se dessine. Comme dans tout univers complexe de Fantasy, l’on sent que ce monde est plus vaste, que toute une Histoire vit derrière chaque élément.

Les habitants d’ici ne mesurent guère plus d’un mètre. Alertes et menus, possédant même à ce qu’il paraît une grâce peu commune, ils doivent sans doute à leur petite taille et à leur finesse une agilité qui passe pour être légendaire. La pigmentation de leur peau offre à qui voudrait les peindre une palette infiniment riche, et variable selon les individus […]. Ils vivent dans de ravissantes petites maisons de bois sculpté qu’ils construisent et peignent en laissant libre cours à leur fantaisie. […] Végétariens, les corliandais cultivent dans des jardins remplis de fleurs les fruits et les racines dont ils se nourrissent. Amis des oiseaux, utilisant un procédé secret, transmis de génération en génération, ils en imitent à la perfection le plumage délicat, et de l’étoffe ainsi obtenue, façonnent leurs costumes. Allègres, généreux, ils ont le sens de l’harmonie et de la justice et, n’ayant à prier ou à craindre ni dieux ni démons, ne croient fermement qu’au paradis terrestre où s’écoule leur vie paisible.

Les inventions d’Isabelle Nuffer sont poétiques et semblent parfois peintes au pinceau tant les couleurs et les formes sont précises. Corliande se dessine tel un tableau sous nos yeux, où des scènes oniriques se déroulent avec une poésie quasi-surréaliste et où la réalité, le rêve et les symboles se mêlent.

Mais ces paysages, ces histoires et ces créatures ne se suffisent pas à elles-mêmes. Dans ce monde allégorique, des critiques, des valeurs et des messages émergent.

Critique métaphorique de notre société dans Corliande

De manière symbolique, Corliande pose un regard critique sur notre société pour livrer un message sensible, écologique et humain.

Au-delà de la tradition : le message écologique de Corliande

Ils ont détruit tant de vies ! Par méconnaissance de ce qu’est la vie, par cruauté, ou simplement pour nous prouver, et se prouver à eux-mêmes, leur supériorité. Les désastres qu’ils ont provoqués, la nature défigurée de cette planète fantôme en témoigne aujourd’hui.

Ce récit du sage chat Kéhaton pourrait se rapporter à notre planète. J’ai été heureuse de lire Corliande car j’ai beaucoup de mal à trouver des critiques de notre société qui ne soient pas conservatrices ou réactionnaires, comme c’est souvent le cas dans les dystopies. En mettant en scène des êtres jeunes, sensibles et respectueux du vivant, ce roman nous rappelle que l’espoir ne se situe pas dans le retour à un passé illusoire (qui est d’ailleurs à l’origine des dérives actuelles !) mais dans l’évolution et la déconstruction des valeurs sur lesquelles nous nous appuyons, dans une remise en cause fondamentale, un véritable changement de regard. Quel meilleur genre que celui de la Fantasy, encore intellectuellement sous-estimé en France car jugé peu réaliste, pour aborder ce sujet ?

Corliande interroge les dérives d’un trop grand attachement à la tradition. Les origines n’y sont finalement pas si importantes. Serylia et Baltos nous livrent un message important : la sagesse consiste à accepter qui l’on est, à laisser les origines, les traditions et le passé pour vivre dans le présent, sans chercher nécessairement à tout comprendre ni à tout expliquer. Cela fait du bien de lire une remise en cause du monde actuel qui ne propose pas un retour en arrière.

La beauté nous attend. Elle ne demande qu’à se révéler. Pourquoi devrions-nous toujours la chercher ailleurs qu’en nous-mêmes, chez nos ancêtres, dans une vie déjà vécue par d’autres et que nous ne connaîtrons jamais ?

Dans ce livre, la sagesse est du côté des enfants et des animaux, peut-être parce que ceux-ci n’ont pas été aveuglés par une logique rationaliste à l’extrême. Dans notre monde, les émotions et le concret sont dévalorisés au profit de la valorisation d’un intellect rationnel et dominateur, et ce depuis le début de l’ère moderne. Ce rationalisme va de paire avec l’assujettissement de la nature à des fins de profit. Cette rationalité a « bouté le sensuel hors de la pensée » (Mona Chollet, Beauté fatale, les nouveaux visages d’un aliénation féminine) mais aussi le merveilleux, l’imaginaire et la sensibilité. Or, dans le contexte actuel, nous prenons conscience que ce sont que ces derniers, s’opposant aux valeurs guerrières, qui peuvent sauver le monde. Dans le livre d’Isabelle Nuffer, la mentalité et l’attitude des Corliandais, doux, pacifistes et conscients de la valeur de toute vie, est profondément écologiste. Qui plus est, ce sont des enfants, dont l’innocence est synonyme de sagesse.

Les limites de la logique dans Corliande

Corliande valorise l’enfance et le regard enfantin, qui est synonyme de capacité d’émerveillement. Or, la logique a tendance à écraser l’émerveillement, à le réduire, à l’enfermer dans des cases toutes faites : « Mais comme toujours, elle le savait, le doyen aurait le dernier mot. Se redressant de toute sa hauteur, et professant de toute sa logique, il réduirait à néant ces élucubrations naïves et par trop fantaisistes. Toute jeune, face à lui, elle ne pèserait pas bien lourd ». La pensée dite rationnelle est limitée car elle exclut toute une dimension de la vie, pourtant essentielle.

– Pourquoi n’était-il pas prêt ? – Parce que c’était un savant, qui se proposait de tout expliquer par la logique, y compris l’inexplicable… Peut-être aussi parce que c’était un adulte. […] La vérité n’est pas toujours au bout de la pensée. Cela, les adultes l’acceptent rarement, tandis que les enfants le peuvent encore… parfois. 

« La dictature du temps » : le message politique de Corliande

La logique et l’utilitarisme confinent parfois à l’absurde. Dans le deuxième tome de Corliande, Serylia découvre une société d’automates qui ne vivent qu’en fonction du temps. Une véritable tyrannie est établie, où chacun(e) doit avoir une place attitrée et utile pour servir un pouvoir tout-puissant. Ces « serviteurs du temps » font penser à la mécanisation du temps qui a commencé avec l’ère industrielle. A travers l’obsession du temps de ces automates, Isabelle Nuffer critique le découpage du temps et l’automatisation du travail. Finalement, ne sommes-nous pas tous devenus des automates, à vouloir constamment être performants et utiles, culpabilisant dès que nous prenons le temps de souffler ?

J’ai particulièrement aimé cette histoire des automates, qui est une véritable fable politique, dénonçant avec finesse les inégalités sociales et la tyrannie du pouvoir à travers le regard perplexe d’un être qui n’a jamais rien vu de tel. Certains personnages rencontrés par Serylia sont particulièrement attachants. Dans ce monde souterrain dominé par le temps, l’espoir demeure, notamment à travers l’art, le chant et la musique. Le nain Thibaut, à mi-chemin entre Tyrion Lannister et Hamlet, nous livre une réflexion intéressante sur le rire et la possible dimension mécanique de ce dernier, qui permettrait de servir le pouvoir en ayant l’air de s’en moquer. A travers le rôle du bouffon et la figure du fou, un jeu de masques et d’illusions se met en place, délicieusement baroque mais aussi révolutionnaire.

[Le temps] était partout. On ne pouvait l’ignorer ou ne point s’y soumettre. Il n’était pas un geste, pas une activité qu’il ne gouvernât de quelque façon. Les plus favorisés des automates avaient pour tout devoir celui de se divertir, mais ils s’y conformaient par contrainte, et le faisaient en mesure, voire à heure fixe, ce qui, pour Serylia, semblait démontrer qu’au fond, ils étaient à peine plus heureux, présentant du bonheur une image trop parfaite pour n’être pas un leurre. […] Tout était tracé, découpé, organisé.

A travers la description des rois et de leur Cour, Corliande fait une critique non seulement des puissants de ce monde mais aussi du modèle absolu et hypocrite du luxe, qui n’est pas synonyme de bonheur mais qui voudrait le faire croire.

Dénonciation du culte de la beauté dans Corliande

La représentation du pouvoir dans Corliande déconstruit un autre mythe, omniprésent dans notre société au point de nous couper de tout bonheur : le culte de la beauté. L’histoire du roi Andrian souligne l’absurdité des injonctions pesant perpétuellement sur notre physique en poussant ces diktats à l’extrême. Dans un pays où le souverain est choisi non pour son sens de la justice mais pour sa beauté, le roi Andrian est élevé dans le but d’être une poupée de cire lisse et parfaite. Aucune émotion, aucun aléa de l’existence ne doivent l’atteindre sous peine de marquer son apparence physique. Isabelle Nuffer se livre à une amusante parodie des normes de beauté. Ainsi, le roi ne doit pas rire car cela donne des rides et ne doit pas tomber amoureux car l’amour n’est pas bon pour le contrôle de soi ni pour la ligne ! Vivant uniquement pour son physique, le roi se rend compte qu’il lui manque quelque chose. Il est lisse mais n’a pas d’étincelle intérieure.

Nous-mêmes vivons sous cette injonction perpétuelle. Les pressions intériorisées nous empêchent de vivre dans l’instant présent, de savourer pleinement l’existence. Nous ne pouvons profiter d’un bon repas ni d’une journée à la plage. Et si nous parvenons à oublier notre apparence, notre entourage ne tardera pas à nous rappeler à l’ordre, comme les conseillers du roi. « Non, décidément, « il n’y a pas de mal à vouloir être belle ». Mais il serait peut-être temps de reconnaître qu’il n’y a aucun mal non plus à vouloir être » conclut Mona Chollet dans Beauté Fatale. Le Roi Andrian, en quête de ce quelque chose qui lui échappe, se rend compte que le culte de la beauté l’empêche de vivre.

Comment avaient-ils été si aveugles ? Eux, qui avaient passé des années à inspecter chaque centimètre de son visage, de peur d’y rencontrer l’ombre d’un début de ride ou un semblant d’acné, l’avaient laissé grandir sans se rendre compte à quel point son regard était vide. D’un vide terrifiant. S’il semblait auréolé en permanence d’un halo resplendissant, tout au fond de lui, rien ne brillait !

La véritable beauté se situe ailleurs, dans le regard, dans les expressions pleines de vie d’une personne, dans sa manière d’être au monde. En se focalisant sur les détails (les rides, le poids, etc.), on fragmente la personne mais on ne voit pas l’essentiel. Heureusement, l’histoire du roi Andrian est à l’origine d’un changement radical de regard.

Une autre vision du monde : capacité à douter et ouverture d’esprit

A travers le regard de Serylia et Baltos, une vision différente du monde se met en place. Loin de nos injonctions virilistes à l’arrogance et aux certitudes, Corliande propose une sagesse basée sur la capacité à douter. Les sages du Pays des dieux, qui ne sont autres que des chats magnifiques, font l’éloge du doute : « Je ne puis rien affirmer. J’ai trop réfléchi, trop cherché pour ne pas connaître la valeur du doute ».

Dans Corliande, l’intelligence est synonyme d’ouverture d’esprit et de capacité à se remettre constamment en question. Le pays des « serviteurs du temps » apparaît comme une métaphore de la fermeture d’esprit, enfermant ses habitants dans un monde souterrain sans aperçu sur le monde ni sur d’autres manières de vivre.

Vous demeurez ici, enfermés dans un royaume sans ciel et sans soleil. N’avez-vous point envie de voir la terre et toutes ses richesses ? Vous découvririez bien autre chose que du vide et de l’opacité, toutes sortes de vies extravagantes et d’existences variées.

Il s’agit d’enlever ses œillères et de ne pas d’enfermer dans un système unique de pensée mais plutôt de s’ouvrir à la diversité du monde. Même les êtres les mieux intentionnés peuvent se cloîtrer dans une vision étroite s’ils ne se remettent régulièrement pas en question. D’où les débats incessants au sein du petit groupe de révolutionnaires du Pays des brumes. Celui-ci doit prendre garde à ne pas remplacer ses oppresseurs mais à réellement créer quelque chose de nouveau, à bouleverser les mentalités.

Il ne s’agit pas là simplement de mettre le monde à l’envers et de prendre la place des puissants. Ce bouleversement doit s’effectuer en chacun d’entre nous, et recommencer sans cesse, devenir en quelque sorte un état permanent. Il faut se baser sur lui pour construire, sans crainte, ultérieurement, de détruire, car l’ouvrage est de ceux qui n’ont pas de fin et qui, lorsque leurs fondations sont trop ancrées dans le sol, et lorsqu’ils sont trop achevés, ressemblent à s’y méprendre à des prisons.

Ce bouleversement de notre vision du monde va de pair avec un renversement des valeurs traditionnelles de la Fantasy.

Corliande, une quête pacifiste qui déconstruit les poncifs de la Fantasy

Notre pauvre monde où le masculin, du moins, ce qui est supposé tel, l’emporte systématiquement, n’a rien de plus spirituel et de plus civilisé à nous offrir que ces affrontements incessants, des plus dérisoires aux plus meurtriers.

Remise en cause des valeurs viriles et guerrières

Dans Corliande, la quête épique est inversée. Les habituelles valeurs guerrières et viriles ne sont plus de mise car seuls des êtres pacifistes et innocents, qui n’ont pas honte de leur vulnérabilité, peuvent réussir à changer le monde. Les deux Corliandais m’ont fait penser aux Hobbits dans l’œuvre de Tolkien, petits êtres joyeux et purs dans un monde guerrier facilement corruptible, seuls à pouvoir venir à bout d’une quête désespérée.

Le personnage de Baltos illustre parfaitement le conflit entre sensibilité masculine et injonctions de la pensée viriliste. Profondément pacifiste, le jeune Corliandais respecte la vie sous toutes ses formes et refuse toute mise à mort. Toutefois, lui-même peut tomber dans le piège du regard de l’autre. A travers l’épisode des ondins et de la pieuvre, Isabelle Nuffer questionne les notions de lâcheté et de courage. Ces jugements de valeur n’incitent-ils pas à une violence inutile, simplement pour prouver sa bravoure ? Le véritable courage ne serait-il pas de se connaître, de s’accepter et d’assumer ses valeurs ? La valorisation de la sensibilité et de l’authenticité se dessine à travers un personnage sauvé d’une mort certaine grâce à ses larmes. Le pouvoir des émotions et de la douceur est indéniable et la faculté de pleurer est présentée comme un atout, les émotions faisant naître des joyaux.

La déconstruction des valeurs viriles, si courantes dans la Fantasy, va de pair avec la dimension initiatique de Corliande. Baltos quitte l’enfance et devient un homme en assumant son pacifisme. Cette réflexion sur le lien entre masculinité et acceptation de sa vulnérabilité m’a fait penser aux propos d’Ursula Le Guin dans Tehanu, le quatrième tome de Terremer, où le héros se rend compte que devenir un homme n’est pas forcément lié aux valeurs guerrières. Dans Corliande, cette vulnérabilité est synonyme de liberté.

A présent, il se trouvait peut-être plus vulnérable, et moins riche, mais aussi plus libre. Et c’était là, pour un corliandais, un avantage d’une valeur inestimable. 

Réflexions sur la quête épique

Corliande offre une réflexion sur la quête épique. Ce sujet m’intéresse depuis que j’ai lu La Horde du Contrevent. Une quête destinée à découvrir la vérité est-elle souhaitable ? Les protagonistes d’une telle quête ne sont-ils pas voués au désespoir ? Au bout du voyage, la quête paraît souvent vaine, vide de sens. Synonyme de déception, elle a un goût amer.

Elle avait tant voulu ce voyage, tant espéré cette rencontre, n’envisageant que les obstacles ou les échecs possibles, qu’à la perspective de se trouver face à un vide le moment venu, elle sentait le monde s’effondrer sous ses pieds. Elle avait pensé à tout, sauf à cela. 

Finalement, le voyage est aussi important que la destination. Si la quête se révèle vide de sens, celui-ci peut être retrouvé dans le chemin parcouru, les êtres rencontrés et la découverte de soi. Au bout du compte, Serylia et Baltos trouveront peut-être ce sens dans l’acceptation même de l’absurdité.

Corliande est une belle découverte, d’une grande profondeur, à la fois conte merveilleux, métaphysique et politique. Mais cette trilogie est aussi une mise en abyme de la création littéraire, comme si les personnages avaient conscience d’être inventés mais continuaient à vivre une fois le livre refermé…

La trilogie d’Isabelle Nuffer m’a parfois fait penser à l’œuvre d’Ursula Le Guin, qui remet en question notre vision du monde et notre rapport à la lecture. Je vous invite tout particulièrement à découvrir La Main gauche de la nuit, roman de science-fiction qui bouleverse nos habitudes.

Luna de Serena Giuliano : un destin de femme sous le soleil napolitain

Encore une fois, Serena Giuliano fait mouche. Conquise par la lecture de Ciao Bella, je retrouve en Luna le même humour et la même humanité. Les sujets abordés par cette autrice et blogueuse franco-italienne touchent de nombreuses femmes à travers le destin d’une femme. Ce livre à la fois poignant et léger est une ode à Naples, un hommage à la vie, à l’amour et à l’amitié mais aussi une réflexion profonde sur les relations humaines et la résilience.

Résumé de Luna : la réconciliation d’une femme avec son passé

Luna revient à Naples, qu’elle n’a pas revue depuis des années, afin de se rendre au chevet de son père hospitalisé. Pleine d’hostilité envers sa ville natale, la jeune femme de 33 ans n’a qu’une seule hâte : repartir. Mais les souvenirs, les sensations et les émotions remontent à la surface. Au fil des pages, au rythme de la vie napolitaine, le voile se lève sur le passé, nous laissant entrevoir des souvenirs épars. Pourquoi Luna, qui adorait son père, n’a-t-elle plus revu celui-ci depuis des années ? Comment cette famille pauvre mais heureuse est-elle devenue riche et malheureuse ? Pourquoi, enfin, Luna et sa mère ont-elles quitté Naples du jour au lendemain ?

Mais Naples, c’est une chanson d’amour… Si tu sais l’écouter, elle te prend aux tripes, elle te console, elle te berce. Même si tu perds tout, tu auras toujours la richesse d’être née ici.

Serena Giuliano fait passer du rire aux larmes

Sous une plume légère, Serena Giuliano évoque des sujets profonds. L’air de rien, souvent avec humour et dérision, elle souligne avec finesse certains aspects de la condition humaine, notamment de la condition féminine. La gravité du passé contraste avec des scènes cocasses et les chagrins sont entrecoupés d’un café avec une voisine ou d’un repas animé entre amies. En déterrant peu à peu l’histoire familiale, « entre [sa] peine de petite fille et [sa] rage d’adulte », Luna révèle la complexité des relations humaines.

Parfois, on pense trouver le soleil en août, mais on trouve la lune en mars. 

Des messages sensibles et engagés dans Luna

Avec sensibilité, Serena Giuliano fait passer des messages : réflexion sur les maltraitances médicales et le respect des patients, relations toxiques, charge mentale des mères de famille, racisme et méchanceté gratuite envers les personnes différentes ; réflexions sur le féminisme et sur les inégalités sociales, sur la corruption de l’argent et sur la difficulté à assumer son homosexualité dans une société hétéronormée.

Je crois que le métier a justement besoin de médecins comme elle : empathiques, humains, à l’écoute. 

Luna prône l’authenticité et la probité comme valeurs à privilégier plutôt que le luxe et la richesse, tout en dévoilant les difficultés et les choix impossibles auxquels peuvent être confrontées des personnes défavorisées.

Enfin, apparaît la question du deuil : le deuil d’une relation qui a changé et d’une personne qui n’existe plus.

Mais Luna redécouvre aussi son amour pour Naples, à la fois passionnément aimée et détestée.

Luna, une déclaration d’amour à Naples

Dans Luna, livre plein de nostalgie et de joie de vivre, Naples est un personnage à part entière. Objet de colère et de rancœur tant elle est associée à des souvenirs douloureux, cette ville italienne apparaît dans toute sa complexité. S’adonnant à des traits humoristiques au sujet des habitudes napolitaines et de l’expressivité des Napolitains, la narratrice s’immerge dans un mode de vie convivial. Nous en découvrons les coutumes, entre paysages et beaux quartiers… sans oublier la nourriture ! Pizzas, pâtisseries, cafés… Inutile de dire que cette lecture donne faim ! Lieu de réconciliation et de résilience, Naples apparaît dans toute sa beauté, le Vésuve en arrière-plan.

Cette ville m’a fait tant de mal que la douleur m’a jusque-là aveuglée, empêchée de voir les nuances. J’ai voulu me défaire d’elle, de ma vie d’avant, mais je me rends compte que c’est impossible. Ce serait comme m’amputer des deux jambes. Revenir ici remet tout en question. C’est plus facile d’être loin, plus simple de haïr à distance. Sur place, mes racines me rattrapent, me clouent au sol et m’obligent à regarder ce que je ne voulais plus voir. Et tout n’est pas si laid. Tout n’est pas si noir. 

Histoire d’une femme, histoires de femmes

Luna est l’histoire d’une femme mais elle est aussi une histoire de femmes. Différents portraits de femmes apparaissent et des liens se créent, des personnes se croisent, entre vieilles amitiés et nouvelles rencontres. Les belles relations permettent de faire face aux mauvais moments et de conserver sa joie de vivre malgré les drames. Luna est un livre sur l’amitié, l’amour et la sororité.

J’y vois plus clair quand elles sont là. C’est ça, l’amitié, je crois. 

Ce nouveau livre de Serena Giuliano m’a profondément touchée. Agréable à lire et plein d’émotions, il m’a souvent fait passer du rire aux larmes.

Luna est l’histoire d’une femme, l’histoire d’une ville. L’histoire d’un amour, celui de Luna pour cette ville.

Je suis arrivée en colère. En colère contre mon père, en colère contre cette ville, et en colère contre moi-même aussi. […] Elle a besoin d’amour, cette ville. D’aide aussi, c’est vrai. Mais elle est comme chacun de nous, finalement : on a tous un côté sombre. Les Napolitains mettent de la couleur, de la bonne humeur, des chansons et de la bouffe par-dessus les problèmes. Non pas pour les masquer, mais parce qu’ils ont, depuis des lustres, appris à cohabiter avec eux.

Si vous aimez les destins de femmes, je vous conseille également le magnifique roman d’Anna Logon L’Acier et la soie, qui relate la révolte d’une femme de la fin du XIXe siècle dans le contexte industriel (lien ici pour lire mon article).

L’Acier et la soie : la « révolte étranglée » d’une femme au 19ème siècle

L’Acier et la soie d’Anna Logon est un roman d’une grande profondeur. A travers le regard d’une héroïne courageuse à la recherche de son identité, nous découvrons les enjeux historiques et politiques de la fin du 19ème siècle, en pleine révolution industrielle. La condition féminine est évoquée avec finesse sous tous ses aspects, posant la question des identités féminine et masculine. A la fois roman historique, féministe et d’aventure, ce livre nous transporte dans divers pays et milieux sociaux mais, surtout, au cœur de l’humain.

Résumé de L’Acier et la soie

Fille d’un riche industriel, Charlotte est fascinée par l’industrie dès son plus jeune âge. Curieuse et intelligente, elle est captivée par le monde et suit avec passion les leçons de son précepteur. L’Exposition Universelle de 1878 est pour elle une révélation ; admiratrice de Gustave Eiffel, la jeune fille décide de travailler à son tour dans l’industrie. Mais les codes de la société du 19ème siècle ne permettent pas à une femme de s’affirmer au-delà de son rôle d’épouse et de mère, encore moins d’exercer un métier d’homme. Charlotte ne s’avoue pas vaincue pour autant ; s’il faut être un homme pour exister, elle se déguisera en homme. La jeune femme devra faire face à de nombreux obstacles, à commencer par l’hostilité de sa famille et les traumatismes de la condition féminine. Nous suivons les pas de cette héroïne audacieuse dès l’enfance et vivons à travers elle les divers maux que peut endurer une femme mais également la résilience dont elle peut faire preuve.

A la découverte du monde : L’Acier et la soie est un roman d’aventures aux allures d’épopée moderne

A travers les aventures de Charlotte, L’Acier et la soie prend parfois des allures d’épopée moderne. Le roman nous fait voyager dans de nombreux pays, en France, bien sûr, mais aussi en Chine, en Russie, aux États-Unis, et donne un aperçu culturel fascinant de ces derniers. Mais Charlotte ne se satisfait pas du point de vue conquérant et dominateur de son entourage et découvre réellement la vie en s’enfonçant dans la nature, dans les petites rues, au cœur de la vie humaine.

Non seulement Anna Logon est extrêmement bien documentée mais les différents modes de vie évoqués deviennent palpables sous sa plume. Nous en sentons les odeurs, nous en savourons le goût. Comme Charlotte, nous faisons l’expérience de la vie parisienne, des voyages en bateau, de la découverte de New-York et de Philadelphie.

L’Acier et la soie balaie différents milieux sociaux. De la bourgeoisie à la précarité d’une vie parisienne bohème, du monde des grands industriels aux milieux intellectuels américains, Charlotte découvre la vie sous toutes ses formes en se cherchant elle-même. J’ai lu le livre d’Anna Logon comme une épopée à travers divers milieux, divers pays, diverses expériences de vie.

J’ai particulièrement aimé la peinture de la vie parisienne, du charme d’une vie tour à tour insouciante et préoccupée par la précarité financière, la découverte de Paris, les rencontres, les péniches, les quais parisiens… sans oublier un tableau réaliste de la pauvreté de la ville, qui est l’envers de la politique d’Haussmann. L’Histoire se mêle à la vie des personnages et nous découvrons une époque à travers l’expérience, les sensations et les ambiances.

A l’écart des riches avenues, les étroites ruelles et façades chancelantes de misère regorgeaient d’une foule morne, pâle, maigre, couverte d’injures et de boue. Une tourbe poisseuse et poussive qui naissait, vivait et mourrait dans un cloaque immonde. Sinistres bas-fonds puants de douleurs, qu’un Paris léger et vaniteux ignorait. Ce n’était pas de ce Paris-là que Charlotte se souvenait. Cette masse d’ombre, passant sans avoir été, escamotait ses souvenirs ensorceleurs des fastes de l’Exposition Universelle de 1878, la féérie électrique sur l’avenue de l’Opéra et la magnificence des monuments. En une journée, cette ville gargantuesque devenait l’effroyable capitale qui dévorait les plus démunis.

Progrès et misère : une évocation nuancée de la révolution industrielle dans L’Acier et la soie

L’Acier et la soie nous fait entrer dans une période de tension entre progrès technique et revendications sociales. A travers le destin de personnages souvent emportés par le flux de l’Histoire, Anna Logon évoque les enjeux de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème. La lectrice/le lecteur se retrouve immergé(e) au cœur des problématiques de cette époque troublée. Si les souvenirs de la Commune et de la défaite de Sedan sont encore présents, de nouvelles préoccupations voient le jour, tels que les complots monarchistes et bonapartistes, les attentats anarchistes et les révoltes d’ouvriers. Le capitalisme se développe à tout allure, de même que les mouvements sociaux et révolutionnaires.

Si L’Acier et la soie met en scène une héroïne fascinée par l’industrie et le progrès, ce roman ne tombe pas dans la facilité d’un point de vue unilatéral. La vision de la révolution industrielle est au contraire très nuancée. Nous assistons au développement de l’industrie mais aussi aux injustices sociales et à la « méchanceté d’un monde présumé moderne ». D’abord fascinée par le fameux American Dream et par l’optimisme d’un Nouveau Monde synonyme de liberté, Charlotte en constate bientôt les limites :

Ainsi, le Nouveau Monde s’avérait capable du meilleur comme du pire. Aucune recette miracle, on retrouvait les mêmes ingrédients qu’en Europe. Juste en plus grandes quantités. La misère pouvait être aussi monstrueuse que les richesses démesurées. La situation n’était guère favorable à l’embauche des hommes, encore moins des femmes.

L’Acier et la soie, ou la lutte d’une femme pour exister dans un monde d’homme

« Une femme ? Dans l’industrie ? Quelle ironie ! »

L’Acier et la soie est avant tout l’histoire de la lutte d’une femme contre la société et contre sa propre famille. Ce roman féministe dépeint avec une finesse psychologique remarquable les différentes injustices que pouvait vivre une femme du 19ème siècle. Ces dernières sont d’autant plus flagrantes que le roman met en parallèle Charlotte, studieuse, brillante et responsable, et son frère Hubert, capricieux et indiscipliné, qui devient un homme de pouvoir tout aussi inconséquent mais tout-puissant. Éduquée dans le but d’être une épouse distinguée, Charlotte voit son idiot de frère accéder à ses rêves les plus fous grâce à son nom, son héritage et son sexe. Elle est réduite à « se taire, faire le dos rond ». Affirmer ses opinions, ses émotions ou ses rêves revient à de l’insolence aux yeux masculins. Au point d’être contrainte de rejeter sa féminité pour exister aux yeux d’une « société faite par et pour les hommes ».

Le refus de la condition féminine dans L’Acier et la soie

« Cette journée ne fut qu’un cri ». La première scène du livre n’est pas anodine, s’ouvrant sur l’effroyable mort de la mère de Charlotte en accouchant. Lors de ses premières règles, ce souvenir reviendra à notre héroïne, qui refuse d’accepter la condition féminine. Cette dernière est associée à un accouchement sanglant, à des règles douloureuses et considérées comme honteuses, à l’amour sans consentement, à la procréation. « Bonne qu’à la lessive et à écarter les cuisses », la femme en vient même à considérer le viol comme une « sempiternelle histoire qui se répète de mère en fille ». En lisant ce roman, je savais que le 19ème siècle était l’une des pires époques en matière de condition féminine. Pourtant, je n’ai pu m’empêcher de trouver des échos avec notre époque, qui évolue, certes, mais où de telles expériences et mentalités sont encore parfois d’actualité.

Était-il prétentieux de ne pas vouloir borner son existence à ce que ce monde bien-pensant lui réservait ? Pourquoi s’enfermer dans un conformisme aux périmètres hommes-femmes écrits d’avance ? Dépasser les strictes frontières, braver l’interdit. Être l’enfant cabochard et rebelle qui franchira la porte close, coûte que coûte, surtout si l’index autoritaire se lève et l’admoneste. Au fond de sa gorge, Charlotte gardait ce goût amer de l’exclusion.

Ni homme ni femme

Anna Logon offre une réflexion nuancée sur la féminité et la masculinité. Malgré la dénonciation de la condition féminine, Charlotte n’adhère pas aux codes masculins pour autant. Cela donne lieu à un conflit intérieur très intéressant entre l’homme et la femme en elle. Souhaitant « être Charles sans pervertir Charlotte », elle se sent emprisonnée dans un costume qui nie sa personne. Satisfaite ni par la condition féminine ni par l’attitude virile et arrogante des hommes du milieu industriel, Charlotte s’interroge : « Quel corps pour habiter son esprit ? »

La résilience d’une femme courageuse

L’Acier et la soie est une quête identitaire. Charlotte n’arrive pas à se définir par des genres dont les codes sont dictés par une société binaire et viriliste. Perpétuellement en recherche d’elle-même, notre héroïne ne cesse de se transformer, d’évoluer, de se perdre et de se retrouver. Les carcans féminin et masculin oppriment sa liberté, sa révolte.

Charlotte ressentit soudainement une énorme bouffée de chaleur. Elle remontait de l’estomac, lui gonflait les poumons, puis traversait sa gorge. Soudain, Charlotte respirait la liberté pour la première fois, Elle aurait voulu retenir ce cri venant de l’intérieur. Il sortit d’un coup, explosif et long, telle une insolence comprimée depuis trop d’années.

L’Acier et la soie insiste sur la nécessité de désapprendre pour devenir, afin de se réapproprier soi-même, de redevenir soi. Finalement, la liberté n’est pas synonyme d’une attitude égoïste rejetant tout attachement mais consiste plutôt en la connaissance de soi-même. Charlotte se construit au fil de ses expériences et des hommes et des femmes croisé(e)s sur son chemin.

Elle avait compris que la vie ne pouvait être programmée, on pouvait perdre insouciance et rêves d’enfant en chemin, et peut-être, les retrouver plus loin au gré des rencontres, parfois différents. S’enrichir toujours des expériences, de leur intensité, celles qui font quelquefois courber l’horizon dans un silence imperceptible.

J’ai été profondément émue par la lecture de L’Acier et la soie. J’ai été indignée, révoltée, triste, joyeuse et j’ai pleuré, tremblé et rêvé avec Charlotte. Ce roman est historiquement passionnant mais il d’autant plus touchant qu’il parlera à toutes les femmes de toutes les époques.

Si vous vous intéressez au genre dans la littérature, vous aimerez également La Main gauche de la nuit d’Ursula Le Guin, où le héros découvre une planète dont les habitants ne sont ni des femmes ni des hommes mais des êtres asexués.

Si vous vous intéressez au féminisme, je vous invite à lire mon article sur la figure de la sorcière.

« Les petites-filles des sorcières que vous n’avez pu brûler » : la figure de la sorcière à travers 7 livres

Les sorcières sont de retour. Sur les réseaux sociaux, dans les livres, les films et les séries, la sorcellerie est désormais à la mode. Pourchassées et exterminées au début de l’ère moderne, ces femmes injustement accusées de pactiser avec le diable sont désormais réhabilitées au point que des mouvements féministes se réapproprient la figure de la sorcière. Celle-ci apparaît comme une femme libre, indépendante, proche de la nature et des animaux, ayant une connaissance approfondie des plantes et pratiquant une spiritualité hors des cadres dogmatiques. La littérature s’est emparée de cette image et la décline sous diverses formes. Les livres évoqués ici apportent chacun un éclairage différent sur la sorcière.

Le livre le plus déjanté : Trois Soeurcières de Terry Pratchett

Trois Soeurcières est un roman délirant dans lequel Terry Pratchett parodie Macbeth de William Shakespeare, tout en faisant parfois référence à Hamlet. Nous retrouvons de nombreux personnages, thèmes et motifs shakespeariens : le fantôme du roi assassiné condamné à errer tant qu’il n’a pas accompli son destin ; l’usurpateur à la conscience tourmentée et aux mains tâchées de sang ; la figure du fou ; le royaume malade qui souffre de la corruption de ses dirigeants ; le monde à l’envers et les manifestations surnaturelles qui caractérisent le mal-être ambiant… et, bien sûr, les trois sorcières.

Mais tous ces éléments shakespeariens sont détournés de manière humoristique. Les sorcières deviennent les héroïnes burlesques et attachantes de cette farce savoureuse, ce qui illustre bien le renversement de l’image de la sorcière qui, de maléfique, devient sympathique. Je conseille tout particulièrement ce livre à celles et ceux qui connaissent les œuvres d’origine, afin de mieux en apprécier les références.

Le vent, l’orage et les éclairs… Tout cela dans l’horreur d’une profonde nuit. Une de ces nuits, peut-être, où les dieux manipulent les hommes comme des pions sur l’échiquier du destin. Au cœur des éléments déchaînés luisait un feu, telle la folle dans l’œil d’une fouine. Il éclairait trois silhouettes voûtées. Tandis que bouillonnait le chaudron, une voix effrayante criailla : « Quand nous revoyons-nous, toutes les trois ? » Une autre voix, plus naturelle, répondit : « Ben, moi j’peux mardi prochain. »

Le livre le plus étrange : L’adaptation de Sacrée Sorcières de Roald Dahl en bande dessinée par Pénélope Bagieu

Pénélope Bagieu a adapté le célèbre Sacrées Sorcières de Roald Dahl en une très belle bande dessinée. Dans ce livre, une grand-mère met son petit-fils en garde contre les sorcières, qui « ne sont pas des femmes » mais qui ont « l’apparence de n’importe quelle femme ». Elles sont partout et leur but ultime est de faire disparaître tous les enfants de la Terre. Comme le souligne Céline du Chéné dans Les Sorcières, une histoire de femmes, Sacrées Sorcières reprend l’idée que, parmi nos connaissances, s’infiltrent des individus à l’apparence ordinaire mais qui sont en fait maléfiques. Or, cette croyance a été à l’origine de la grande théorie du complot qu’a été la chasse aux sorcières et qui a permis l’extermination d’un nombre inimaginable de femmes. Ce n’est pas là le propos du roman de Roald Dahl ni de la bande dessinée de Pénélope Bagieu mais cela témoigne de tout un arrière-plan historique qui sous-tend toute représentation des sorcières.

Dans Sacrées Sorcières, Le petit garçon, orphelin, vit désormais avec sa grand-mère excentrique. Grâce aux avertissements de cette dernière, il saura reconnaitre de vraies sorcières et peut-être même déjouer leurs plans. Ce livre est drôle, tendre et sombre. Les illustrations, à la fois inquiétantes et amusantes, recréent à merveille l’ambiance du conte noir de l’écrivain britannique.

Elles sont partout ! Elles vivent dans tous les pays du monde. Elles s’habillent normalement, elles ont des amis, des métiers normaux… Voilà pourquoi elles sont si difficiles à repérer ! Mais ce qu’elles ont TOUTES en commun, c’est leur dégoût, leur détestation, leur haine viscérale des enfants !!

Le livre le plus ésotérique : Âme de Sorcière, ou la magie du féminin d’Odile Chabrillac

Âme de Sorcière est un essai présentant la figure de la sorcière comme un modèle d’inspiration et offrant des pistes pour « expérimenter une féminité libre, puissante et bienveillante ». Il se découpe en 3 parties, abordant d’abord la sorcellerie d’un point de vue historique. Il rappelle le contexte des chasses aux sorcières puis l’évolution de la figure de la sorcière, jusqu’aux mouvements féministes des XXe et XXIème siècles. Odile Chabrillac s’inspire ensuite des sorcières pour présenter les manières de se réapproprier sa féminité, en abordant des thèmes tels que le retour au corps, qui a longtemps été nié, le cycle menstruel, la nudité, la sexualité, la nature, la figure de la guérisseuse, puis l’intuition, les synchronicités et la spiritualité. La troisième partie se développe comme un manuel d’initiation en proposant « Huit clés pour mettre plus de magie dans sa vie ».

J’ai beaucoup aimé l’avant-propos et la partie historique, étant passionnée par l’Histoire et par l’évolution de l’image de la sorcière à travers le temps. En revanche, la suite de l’essai m’a laissée mitigée. Les nombreuses pistes proposées, tout en revendiquant une émancipation vis-à-vis de la norme, semblent par moment créer de nouvelles injonctions, notamment en matière d’amour et de sexualité, au point qu’Odile Chabrillac se sente obligée de préciser que « la question n’est pas de créer une nouvelle norme, une injonction inverse » et que « la liberté est d’être qui l’on est ». Certains passages ne sont pourtant pas dans cet état d’esprit, ce qui est dommage.

Certains sujets m’ont intéressée, tels que l’enracinement, le respect et la bienveillance envers soi-même. Toutefois, je ne me suis personnellement pas retrouvée dans la dimension spirituelle et chamanique ni dans les rituels proposés. Je conseille donc ce livre aux personnes s’intéressant plutôt à la dimension ésotérique de la sorcellerie.

C’est la peur qui nous a si longtemps maintenues sous tutelle, celle de ne pas oser demander, de déborder, de ne pas assumer ses désirs ni sa volonté. Il s’agit d’être au monde de manière qui fait sens pour soi. […] La liberté, c’est paradoxalement d’accepter de ne pas savoir ce qui va se passer. C’est reprendre le chemin des écoliers tout en se laissant initier par la vie. C’est davantage se fier à sa boussole intérieure plutôt qu’aux avis des autres, car eux réagissent avec leurs peurs, leur histoire, leurs conditionnements, leurs envies et leur jalousie aussi, ce que l’on appelle en psychologie « leurs projections ». Ils ne savent finalement pas grand-chose en ce qui nous concerne. 

Le livre le plus esthétique : Les Sorcières, une histoire de femmes de Céline du Chéné

Ce beau livre s’inspire de la série documentaire « Sorcières », diffusée par France Culture en 2018. Les Sorcières, une histoire de femmes mêle images, tableaux, photographies et textes et retrace l’évolution de la figure de la sorcière à travers les siècles. Il s’appuie sur diverses disciplines et se divise en 4 chapitres : La chasse aux sorcières (Histoire), La sorcellerie (anthropologie), Figures de sorcières (arts), Sorcières politique et féministes.

Cet ouvrage très riche rappelle que les chasses aux sorcières n’ont pas eu lieu au Moyen Âge mais au début de l’ère moderne, commençant un long processus de réappropriation masculine des manières de penser et du monde du travail, marginalisant le savoir féminin, notamment dans le domaine médical. Nous y retrouvons la figure de la sage-femme et de la guérisseuse, la crainte vis-à-vis des femmes célibataires, veuves ou sans enfants, et la peur obsessionnelle des hommes de perdre leur virilité. Le lien est fait avec un contexte religieux et politique tendu, où les théories du complot recherchent de nouveaux boucs émissaires.

Différentes facettes de la sorcellerie sont évoquées : proximité avec la nature et les animaux, connaissance des plantes, ésotérisme et chamanisme. La partie réappropriation politique de la figure de la sorcière m’a particulièrement intéressée. En se réappropriant des accusations inventées de toutes pièces, ces mouvements modernes valorisent la liberté féminine au travers des luttes féministes, écologiques, anticapitalistes et anti patriarcat, s’inscrivant souvent dans une pensée néopaïenne et dans la construction d’une spiritualité en-dehors de tout dogmatisme. Ce livre est passionnant mais non exhaustif. Je l’ai trouvé plutôt descriptif et j’aurais peut-être aimé davantage d’analyses. Il reste toutefois un très beau livre.

En se désignant « sorcière », Starhawk réunit en elle le féminisme, une tradition spirituelle et une dimension politique militante, anticapitaliste et environnementale. Elle s’inscrit dans le mouvement écoféministe qui met en parallèle deux formes de domination, celle des hommes sur les femmes et celle des humains sur la nature.

Le livre le plus politique : Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet

La Lecture de Sorcières n’est pas de tout repos ! Elle fait réfléchir, indigne et peut faire remonter des souvenirs désagréables. Je n’ai pas adhéré à la totalité de cet essai mais la lecture du dernier chapitre, « Mettre ce monde cul par-dessus tête », m’a vraiment parlé, voire émue !
Après une introduction historique passionnante, où Mona Chollet souligne que la répression des femmes accusées de sorcellerie, au début de l’âge moderne, a considérablement influencé notre manière de penser, l’autrice annonce que son livre parlera de l’héritage de la chasse aux sorcières dans notre société.

Sorcières se développe en 4 axes : la stigmatisation de la femme indépendante et célibataire ; la méfiance vis-à-vis des femmes sans enfants ; l’image repoussante de la vieille femme ; l’association entre domination de la femme et domination de la nature pour aboutir à un système de pensée cartésien où le corps et les émotions sont dévalorisés.
J’ai parfois été mitigée et n’ai pas toujours adhéré aux analyses de Mona Chollet, peut-être en raison d’une différence générationnelle qui fait que certaines normes ont évolué.
Le chapitre sur l’indépendance des femmes m’a laissée sur ma faim car elle parle surtout du mariage, alors que l’injonction du couple dépasse ce cadre-là, les filles subissant très jeunes cette pression. J’ai trouvé certains sujets moins approfondis que d’autres. Toutefois, ces réflexions intéressantes sont source d’enrichissement intellectuel.

J’ai particulièrement aimé le passage sur la dévalorisation des femmes intellectuelles qui ne rentrent pas dans les normes, ainsi que la dernière partie faisant le lien entre chasse aux sorcières, haine des femmes, pensée rationnelle et maltraitances médicales. Le livre se termine en beauté sur l’espoir d’une évolution vers un monde différent.

On assiste à un grand mouvement collectif pour tenter de renverser le rapport de force, d’imposer la prise en compte de la subjectivité et du vécu des femmes, de subvertir enfin les mille ruses rhétoriques qui permettent de minimiser sans cesse les violences qu’elles subissent. Les récits des autres persuadent chacune de sa propre légitimité à refuser certains comportements […], en faisant taire la petite voix qui jusque-là disait « Mais non, c’est toi qui es trop sensible, trop pudique, trop douillette… »

Tout à coup, avec cette parole et avec mille autre, on pressentait à quel point le monde vu par les femmes était différent du monde que l’on nous vend tous les jours. Ce que l’on désignait par la formule convenue « libération de la parole » avait presque l’effet d’un sort, d’une formule magique, déchaînant orages et tempêtes, semant le chaos dans notre univers familier. Les grands mythes de notre culture tombaient comme des dominos et ceux qui, sur les réseaux sociaux, nous prêtaient une volonté de censure quand nous relayions ces changements de perspective brutaux trahissaient sans doute leur affolement de sentir le sol se dérober sous leurs pieds. […] Contrairement à eux, je vivais cet effondrement comme une libération, une percée décisive, comme une transfiguration de l’univers social. On avait l’impression qu’une nouvelle image du monde luttait pour advenir.

Le livre le plus fort et émouvant : Circé de Madeleine Miller

Le roman de Madeleine Miller réécrit le mythe de la magicienne Circé en faisant d’elle une sorcière moderne, féministe et indépendante. Fille d’Hélios et d’une nymphe, Circé vit au cœur du royaume de son père, parmi les dieux. Mais sa famille la rejette car son physique est atypique et son caractère est plus humain que divin. Sensible, empathique et indépendante, la déesse ne se retrouve pas dans les fêtes et les intrigues divines. Finalement exilée sur une île, au cœur de la nature et entourée d’animaux, Circé apprend à connaître ses pouvoirs.

Nous revivons à travers ses yeux certains passages de L’Odyssée et recroisons avec plaisir le chemin de nombreuses figures mythologiques : Médée et Jason, Ariane et le minotaure, Scylla, Ulysse, Pénélope, Télémaque… Circé pratique une sorcellerie en harmonie avec la nature, les saisons et les plantes. Féministe, elle cherche sa place en tant que femme sans jamais s’enfermer dans les stéréotypes féminins ou masculins et montre aux hommes que le monde n’est pas forcément ce qu’ils croient.

Cette sorcière qui s’émancipe de la culture des dieux, où elle n’avait pas sa place, rappelle l’opposition entre nature et culture. Or, comme le rappelle Mona Chollet, la chasse aux sorcières a marqué le début de la volonté de domination de l’homme sur la nature. Au nom de la raison et de la pensée cartésienne, la nature et la femme sont considérées comme inférieures. En rétablissant une harmonie avec les éléments, les animaux et les plantes, Circé réhabilite l’irrationnel et rejette la culture classique pour un mode de vie moins luxueux mais plus authentique et respectueux de la nature. Pour toutes ces raisons, cette réécriture du mythe de Circé peut s’inscrire dans les idées de l’écoféminisme. Son héroïne apparaît comme une sorcière moderne, mouvante, en opposition avec des dieux classiques immobilisés dans leur immortalité : « Jadis, je pensais que les dieux étaient le contraire de la mort, mais je vois maintenant qu’ils sont plus que morts, car ils sont immuables et ne peuvent rien tenir entre leurs mains ».

Circé est un roman bouleversant, dont l’héroïne est magnifique : forte, sensible, puissante, empathique et profondément humaine.

J’avais envie qu’ils viennent. De les voir ouvrir de grands yeux quand je pénétrais dans l’antre des loups, nageais dans les eaux où se nourrissaient les requins. […] Avais-je vraiment craint des créatures pareilles ? Avais-je passé dix mille ans à me cacher dans mon trou de souris ? […] Eh bien ? Qu’as-tu à me dire ? Tu m’as jeté en pâture aux corbeaux, mais il se trouve que je les préfère à toi.

A l’arrivée du premier équipage, j’étais une pauvre chose désespérée, prête à se pâmer devant tout ceux qui lui souriraient. A présent, j’étais une cruelle sorcière. […] Serais-je une pauvre petite chose pleurnicharde ou une garce ? Une mouette stupide ou un vilain monstre ? Il ne devait pas y avoir que ces deux possibilités.

Le livre le plus célèbre : Harry Potter de J.K. Rowling

La saga Harry Potter diffère sans doute des livres cités plus haut car elle ne reprend pas la figure de la sorcière à proprement parler. Toutefois, cette série de romans a contribué à faire entrer l’image de la sorcière dans un imaginaire positif et a permis à de nombreuses lectrices de s’identifier, de grandir et d’évoluer au contact des personnages. Hermione est particulièrement significative : curieuse, intelligente, volontaire, elle sort du lot et diffère des personnages féminins habituels. Contrairement à ces derniers, elle n’est pas caractérisée par sa beauté mais se définit par son intelligence, par son discernement et sa compréhension des émotions humaines. D’une curiosité insatiable, comme la sorcière traditionnelle, Hermione n’hésite pas à aller plus loin dans le savoir, ce qui ne manque pas de déranger certains personnages masculins. Or, la chasse aux sorcières avait pour but d’éloigner les femmes du savoir et de les reléguer à un rôle de subalterne. Hermione ose prendre la parole et affirmer son savoir et n’hésite pas à transgresser les règles quand il s’agit de défendre ses valeurs.

On peut donc voir en ce personnage moderne une dimension féministe et l’on peut y retrouver certains traits traditionnellement attribués à la sorcière. Le nombre de jeunes filles ayant grandi en voyant en Hermione une figure d’identification montre bien le pouvoir d’une telle représentation. Comme le dit Mona Chollet, nous avons besoin de modèles. J.K. Rowling nous donne, à travers ce personnage, la possibilité d’un modèle différent, celui d’une fille avant tout intelligente, libre, sensible et forte.

Très bien ! dit soudain Hermione.
Elle se leva, rangea son livre et mit son sac sur l’épaule en manquant de faire tomber Ron de sa chaise.
– Très bien ! répéta-t-elle. Je laisse tomber ! Je m’en vais !
A la grande stupéfaction de toute la classe, Hermione s’avança vers la trappe grandes enjambées, l’ouvrit d’un coup de pied et descendit l’échelle. 

Si vous aimez Harry Potter, vous pouvez lire mon article sur la dualité et l’ennemi intérieur dans la saga de J.K. Rowling ici.

La figure de la sorcière m’a attirée très jeune. Je n’adhère pas forcément à toutes ses facettes ni à toutes les idées évoquées ci-dessus. Toutefois, j’aime la remise en cause des normes et la nouvelle manière de voir les choses qu’implique la sorcière. La fameuse « libération de la parole » a fait écho en moi à des pensées, un vécu, à une révolte face à une certaine norme dès mon plus jeune âge. Je croyais ne pas être de mon temps ; il suffisait d’attendre quelques années. La sorcière rejoint une révolution de la pensée, une révolution du regard. Elle est synonyme d’émancipation, de sensibilité et d’harmonie. C’est pourquoi j’aime particulièrement cette citation du Manifeste de WITCH que Mona Chollet a placée au début de son essai :

Inutile d’adhérer à WITCH. Si vous êtes une femme et que vous osez regarder à l’intérieur de vous-même, alors vous êtes une sorcière.

Si vous souhaitez lire un livre mettant en scène le pouvoir de résilience de femmes à la fois fortes et sensibles, je vous conseille fortement le magnifique Dans La Forêt de Jean Hegland. C’est une lecture passionnante et émouvante dont on ne sort pas indemne.

Lire une histoire à votre enfant est bénéfique pour son bien-être et son développement

« Faire lire un enfant, ce n’est pas emplir un vase, c’est allumer un feu. » (Montaigne)

La lecture est bénéfique pour votre enfant, son bien-être émotionnel et son développement intellectuel. Ce moment partagé dans le calme du foyer renforce l’affection qui vous unit. Les livres stimulent son imagination et sa créativité, lui enseignent l’empathie et l’écoute de ses propres émotions. La lecture de l’histoire favorise un double apprentissage, transmettant vos valeurs tout en enrichissant le vocabulaire de votre enfant.

La lecture de l’histoire, un moment de partage qui développe la créativité

La lecture crée du lien entre l’enfant et l’adulte, apportant tendresse et affection. Les psychologues insistent sur l’importance d’un moment consacré à la lecture, où le parent et l’enfant sont disponibles et réceptifs. L’idéal est d’instaurer une routine de lecture, notamment au coucher de l’enfant. Il s’agit d’être attentif à ses réactions, de reconnaître ses préférences, de lui donner de l’importance. En participant à l’histoire et en réagissant aux illustrations, votre enfant développe sa créativité.

La lecture est propice à l’apprentissage du langage et de la vie

La lecture de l’histoire familiarise le jeune enfant avec la structure d’un récit et le rythme de sa langue maternelle. Si votre enfant insiste pour relire le même livre, pas d’inquiétude ! La répétition et la régularité enrichissent son vocabulaire.

Les livres influencent la vision de la vie et la construction des valeurs de votre enfant. C’est le moyen idéal de lui transmettre un message, qu’il s’agisse de valeurs vous tenant à cœur (écologie, tolérance) ou de préoccupations quotidiennes (la rentrée des classes, un anniversaire, la naissance d’une petite sœur).

La lecture favorise l’empathie et la compréhension des émotions chez l’enfant

L’identification avec les personnages du livre permet à l’enfant de mettre des mots sur ses propres émotions. Il réalise qu’il n’est pas le seul à vivre tel événement ou à éprouver telle émotion. Certains livres sont propices au développement de l’empathie chez l’enfant, lui apprenant à interagir avec son entourage dans le respect de l’autre et de son propre ressenti.

Un nombre croissant d’albums pour la jeunesse enseignent la bienveillance. J’aime particulièrement Tu es comme tu es d’Olivier Clerc, qui enseigne la communication non-violente aux enfants… et aux adultes par la même occasion !

Bêtisier de la création de l’article

Si vous aimez la littérature jeunesse, je vous invite à lire mon article sur Harry Potter 🙂

Le Rosier de Julia : magie de l’enfance, sensibilité et amour vrai

Le Rosier de Julia de Frédéric Doillon met en valeur la sensibilité et la simplicité. Ce récit, à la fois nouvelle et conte moderne, nous emmène auprès de Julia, jeune fille proche de la nature et des animaux. Sa rencontre avec un petit rosier changera sa vie. Les symboles de ce livre raviveront votre âme d’enfant et vous rappelleront la puissance de l’amour et de la résilience.

Une petite fille adopte un « bébé rosier », incarnation du paradis perdu de l’enfance

Julia est une petite fille amoureuse des plantes et des animaux. Elle coule des jours paisibles dans « La Maison du Bonheur » qui, telle l’Arche de Noé, abrite divers animaux. Le jardin paradisiaque regroupant diverses plantes est un véritable Eden, où Julia savoure « le bonheur simple d’être là » et « ces petits riens de la vie, qui sonnent comme des trésors ». Un jour, alors que sa mère choisit de splendides rosiers au marché, Julia remarque une petite branche rabougrie, « une branche de rien du tout […] sans vie ou presque ». Julia n’a alors qu’une idée en tête : sauver ce « bébé rosier ». Quand elle est contrainte de quitter le paradis de l’enfance, son rosier sera sa seule compagnie, son refuge, sa force cachée, symbole d’un émerveillement et d’une sensibilité que le monde des adultes ne parviendra pas à lui arracher.

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Sensibilité et pureté d’âme : les symboles du rosier de Julia

Le petit rosier de Julia, que personne ne remarque mais qui s’épanouit au contact de la fillette et qui se nourrit de ses larmes, est à la fois symbole de sensibilité et du « moi » profond de chaque être. Arrachée d’un coup à son enfance pour rejoindre un monde froid et indifférent, Julia dissimule son rosier contre son cœur, jusqu’à ce que ce dernier ne fasse plus qu’un avec elle. Protégé, caché tel un trésor précieux, il demeure présent même s’il ne fleurit pas, attendant son heure peut-être. Incarnant la pureté d’âme de la jeune fille ainsi que sa capacité de résilience malgré la dureté d’une vie oppressante qu’elle est contrainte de subir, le rosier se contente d’exister à défaut de pouvoir s’épanouir à l’air libre, se rétractant dès qu’on l’approche.

« Elle avait compris, avec le temps, que l’image de son rosier, fugace, traversait l’esprit des gens comme un rêve doux, une illusion pleine de soleil, en laissant sur leurs lèvres des sourires enchantés. Elle avait ce don créateur de vie, qui ressuscitait les arbres morts et les fleurs fanées, illuminait les regards et attendrissait les cœurs les plus durs. Son seul regret était de constater qu’elle n’avait pas d’emprise sur sa propre famille ».

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Fragilité, force et résilience du rosier : une variante de la fable du chêne et du roseau

Le rosier de Julia me fait penser à la fable du chêne et du roseau. Fragile, invisible à côté des rosiers splendides qui lui font de l’ombre, il se développe tout en douceur, tout en discrétion. Le rosier devient le reflet de Julia, jeune fille qui n’a pas son mot à dire mais qui garde une force intérieure inébranlable, pliant face à la douleur mais ne se brisant pas. Il représente plus généralement les êtres sensibles, si fragiles en apparence mais dont cette même sensibilité constitue une véritable force, un courage invisible. Ces êtres parfois dévalorisés peuvent se révéler au bout du compte plus forts face à l’adversité en conservant leur capacité d’émerveillement.

Frédéric Doillon valorise la magie de l’enfance face à l’incompréhension des adultes

Le livre de Frédéric Doillon oppose le monde de l’enfance, du rêve et de la poésie à celui des adultes, caractérisé par sa rationalité, le monde de l’entreprise et la dureté des affaires. La douceur de vivre du jardin et de l’arche ne pèse pas très lourd face à l’incompréhension ou à la lâcheté des adultes. Ces derniers ne voient dans la douceur et la gentillesse de Julia qu’une source d’agacement et une naïveté déplacée face aux nécessités de la vie.

« Julia se demandait, elle, si, adulte, elle serait ainsi, ayant oublié toutes les possibilités de l’enfance. La magie de la vie, des êtres et des choses. La force qui est en chacun de nous, qu’il faut savoir appeler du plus profond du cœur pour ouvrir des rivières dans la montagne, des soleils dans l’hiver et des sourires dans les visages les plus tristes ».

Un livre prônant la bienveillance et le respect de l’humain et de la nature

On peut voir dans Le Rosier de Julia un appel à une vie plus simple, proche de la nature, des sensations et des sentiments, dans le respect de la sensibilité de l’autre. Ce livre prône la bienveillance, l’amour vrai et la liberté dans la mesure où celle-ci n’entrave pas celle des autres humains. Julia incarne une proximité retrouvée avec les éléments :

« Alors, Julia se réchauffait dans les câlins du soleil, s’ouvrait dans les baisers des brises d’été et des vents d’hiver, respirait l’humidité des pluies tièdes du printemps et s’ébrouait sous les rincées de l’automne ».

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Intuition et hypersensibilité : un rosier comme ange gardien

Sensible au rythme des saisons, chérissant les ambiances chaleureuses et les petits riens de la vie, que ce soit en ville ou à la campagne, Julia possède de nombreuses caractéristiques de l’hypersensibilité. Fuyant « les rendez-vous sans lendemain et les fêtes bruyantes », elle aspire à des relations profondes et à des moments de partage authentiques. Son rosier, source d’intuition et de discernement, lui permet de faire le tri parmi ses rencontres. Combien d’entre nous ont-ils refoulé leurs rosiers intérieurs en n’écoutant pas leur intuition face à une rencontre néfaste ?

Le Rosier de Julia, une célébration de l’amour vrai et du mariage romantique

Cette magnifique intuition permet à Julia de reconnaître l’amour vrai quand celui-ci se présente à elle. Fulgurant, pur, délicat, l’amour permet au rosier de s’épanouir pleinement dans une explosion de fleurs. Enfin elle-même au grand jour, Julia n’a pas besoin d’attendre pour savoir qu’il s’agit du grand amour qui, loin de toute oppression, l’autorise à être, tout simplement.

Le mariage apparaît comme une évidence face à un si grand amour, beau et simple à la fois. Loin du conformisme, le mariage est la consécration de l’amour. J’ai beaucoup aimé la manière dont Frédéric Doillon évoque le luxe inutile de nombreux mariages, afin de revenir à l’essentiel. Étant moi-même sur le point de me marier, je n’ai cessé d’être confrontée à l’incompréhension de certains proches pour lesquels les mariages se devaient d’être traditionnels. Julia, elle, ne comprend pas toute cette profusion qui lui semble si loin d’elle-même et constate la vanité du luxe. Les personnes venues pour juger lui paraissent participer à « un drame mesquin » auquel elle n’appartient pas. Elle préférerait fuir avec son amoureux « à la rencontre d’animaux sauvages et bienveillants ». Comment ne pas s’identifier quand, sur le point de se marier, l’on est souvent confronté à la malveillance des gens, au point de désirer fuir pour se retrouver soi-même et célébrer la seule chose qui compte réellement : l’amour ?

L’ancien jardin de Julia était le paradis perdu de l’enfance, dont elle a toujours gardé une partie sous la forme du rosier ; conserver et chérir l’enfant en soi permet en effet de ne pas se perdre. Le mariage lui permet de se libérer, d’être pleinement : c’est le paradis retrouvé.

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Le Rosier de Julia de Frédéric Doillon m’a profondément touchée par l’originalité de son écriture, sa douceur et sa sensibilité. Cette nouvelle a également éveillé en moi des souvenirs et des impressions, de sorte que je me suis vite identifiée à Julia et à son rosier. Ce joli conte valorise avec justesse et profondeur la beauté, la simplicité et la douceur. Il suggère que la sensibilité, contrairement à ce que l’on croit, est la solution face aux aléas de la vie. La lecture du Rosier de Julia et l’écriture de cette chronique m’ont fait un bien fou et je remercie vivement Frédéric Doillon de m’avoir envoyé son livre 😊 C’est un beau cadeau de mariage !

Si vous aimez les histoires où la douceur et la bienveillance guérissent les êtres, je vous conseille également les livres de Mathilde Chabot, notamment L’Industrie du bonheur, conte moderne où une jeune femme retrouve le sourire grâce à l’amitié, l’amour et l’écriture.

L’apprivoisement de la nature et la proximité avec les éléments sont aujourd’hui des sujets récurrents. Si cela vous intéresse, vous aimerez certainement Dans La Forêt de Jean Hegland où deux jeunes filles réapprennent à vivre dans la nature suite à l’effondrement de la civilisation.

Je terminerai sur une citation de David Orr, à laquelle Le Rosier de Julia m’a fait penser :

« La planète n’a pas besoin de gens « qui ont réussi ». La planète a désespérément besoin d’un plus grand nombre d’artisans de la paix, de thérapeutes, d’esprits novateurs, de conteurs et d’amoureux de toutes sortes. Elle a besoin que les gens vivent bien là où ils sont. Elle a besoin de gens dotés du courage moral nécessaire pour participer à l’effort visant à faire de notre monde un lieu humain et habitable.  ».

*Les photos de cet articles sont les miennes. 🙂

La dualité dans Harry Potter : Ennemi intérieur et figures du sacrifice dans la saga de J.K. Rowling

« Bien sûr que ça se passe dans ta tête, Harry, mais pourquoi donc faudrait-il en conclure que ce n’est pas réel ? »

Les livres de notre enfance peuvent réconforter en ces temps de pandémie mondiale. Harry Potter a notamment été le livre de chevet de beaucoup d’entre nous. Dix ans après ma dernière lecture de cette saga culte, je n’ai pas été déçue. C’est intéressant de relire les romans de J.K. Rowling d’un œil adulte et littéraire. Dans cette analyse de Harry Potter, je reviens donc sur les éléments symboliques qui m’ont interpelée.

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Harry Potter, un conte pour tous les âges

On a tendance à considérer Harry Potter comme un livre pour enfants ; cette saga est pourtant destinée à un public beaucoup plus large, comme tous les bons ouvrages pour la jeunesse, malheureusement sous-estimés.

Il ressort de la saga d’Harry Potter une force symbolique semblable à celle du conte, qui touche profondément. Cette lecture procure une douceur et un enchantement liés à l’enfance et à la magie. L’émerveillement est toutefois contrebalancé par un sentiment doux-amer en raison de la complexité des personnages et de l’illustration de la condition humaine. Il y a en effet plusieurs niveaux de lecture dans Harry Potter, qui invite le lecteur à une réflexion sur les sujets complexes de la mort, l’amour, la notion de sacrifice, le destin et le libre-arbitre, donnant à la saga une dimension philosophique.

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La complexité croissante de l’écriture et des personnages de Harry Potter

L’histoire de Harry Potter étant contée d’un point de vue interne, le lecteur est témoin de l’évolution psychologique de Harry. On peut parler de roman d’apprentissage, dans la mesure où l’on assiste à la construction de la personnalité du héros, de l’enfance à l’âge adulte.

L’écriture se complexifie à mesure que le point de vue de Harry sur le monde devient plus nuancé. Le sorcier découvre en effet que certains personnages sont plus ambigus qu’ils ne le paraissaient au prime abord. Alors que les premiers tomes d’Harry Potter sont parfois caricaturaux, divisant les méchants Serpentard et les courageux Gryffondor, la suite de la saga révèle la complexité de chacun. Ainsi, le traître Peter Pettigrew était un Gryffondor. Dumbledore, qui semblait un modèle de sagesse, cache un passé trouble, et Harry se rend compte que son mentor a connu l’attrait du pouvoir. Inversement, le héros apprend à éprouver de la compassion pour ses ennemis et à poser sur ceux-ci un regard différent.

Le réalisme des personnages réside dans le fait qu’aucun d’eux n’est fondamentalement bon ou mauvais. Comme le dit Sirius Black dans l’adaptation cinématographique de Harry Potter et l’Ordre du Phénix, « Dans le monde, il n’y a pas d’un côté le Bien et le Mal. Il y a une part de lumière et d’ombre en chacun de nous. Ce qui compte, c’est celle que l’on choisit dans nos actes ». Certains opposants se révèlent en effet plus humains à l’heure des choix (Drago Malefoy) et deviendront même des adjuvants (Severus Rogue, Narcissa Malefoy).

Inversement, les héros ne sont pas exempts de défauts. Malgré sa destinée exceptionnelle, Harry n’est pas héroïque pour autant et c’est justement ce qui le rend attachant. Célèbre pour un événement dont il n’a aucun souvenir, Harry a souvent un sentiment d’imposture. Symbolisant malgré lui la résistance contre les Ténèbres, il a parfois du mal à endosser un rôle que d’autres lui ont assigné. Il est habité par un profond sentiment d’injustice et d’amertume face à ce destin, d’où ses accès de colère.

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Harry Potter et l’Ennemi intérieur

Harry Potter est en proie à un fort conflit intérieur. Le héros a le sentiment d’être mauvais en raison de ses ressemblances avec son ennemi, dont il prend conscience dès les deux premiers tomes (l’hésitation du Choixpeau magique songeant l’envoyer à Serpentard, la capacité de Harry à parler le Fourchelang, etc.). Au fil des romans, cette similitude s’explique par un lien dont Harry prend connaissance relativement tôt mais dont la véritable nature n’est révélée qu’à la fin du septième tome.

Je trouve très intéressante cette idée du héros qui voit en son ennemi un reflet de lui-même. Harry a conscience que ce qu’il veut détruire se trouve également en lui. C’est une thématique que l’on retrouve dans d’autres œuvres littéraires. Dans Hamlet, célèbre pièce de William Shakespeare, le conflit intérieur du prince danois repose principalement sur l’idée que ce qu’il doit combattre et qui lui répugne est présent en lui-même. Le prince doit purifier le royaume en tuant l’assassin de son père, qui n’est autre que son oncle Claudius. Mais il a conscience de sa similitude avec le roi régicide et voit en celui-ci ses propres potentialités de commettre le mal. La connaissance de ses propres démons freine Hamlet, qui voit en Claudius son propre reflet. Cette idée de reflet me fait penser à la célèbre citation de Nietzche :

« Quiconque combat les monstres doit s’assurer qu’il ne devient pas lui-même un monstre, car, lorsque tu regardes au fond de l’abysse, l’abysse aussi regarde au fond de toi. »

Harry Potter a souvent l’impression d’être un monstre. Dès La Chambre des secrets, il doute de sa propre nature en raison de sa faculté à parler la langue des serpents. Dans L’Ordre du Phénix, sa proximité spirituelle avec Voldemort se change en dégoût envers lui-même :

« Il se sentait sale, contaminé, comme s’il était porteur d’un germe mortel. Sur le chemin du retour, il s’estima indigne de s’asseoir dans le métro en compagnie de gens innocents, sains, dont le corps et l’esprit ne portaient pas la souillure de Voldemort ».

La lutte de Harry Potter contre Voldemort le mène à côtoyer de près des formes obscures de magie. Le parallélisme entre le héros et son ennemi est particulièrement flagrant lorsque Harry interroge le professeur Slughorn au sujet des Horcruxes en employant exactement les mêmes phrases que Tom Jedusor dans Le Prince de sang-mêlé. Il semble donc que combattre le Mal mène à employer les mêmes procédés que ce dernier. Cette dualité est d’autant plus forte que le héros possède littéralement une partie de son ennemi à l’intérieur de lui.

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La Confusion entre le Bien et le Mal dans Harry Potter

Le combat contre les forces du Mal ne signifie pas forcément que le parti inverse est bon. L’attitude du Ministère de la Magie est presque aussi maléfique que celle des Mangemorts. Dans La Coupe de Feu, Harry apprend que Barty Croupton, qui a combattu les adeptes de Voldemort, utilisait les mêmes méthodes que ces derniers. Le fait même que Harry ait détruit le Seigneur des Ténèbres n’est d’ailleurs pas la preuve qu’il est du côté du Bien. En effet, certains le prenaient pour le nouveau mage noir, comme le souligne Rogue dans Le Prince de sang-mêlé :

« Lorsque Potter est arrivé à Poudlard, beaucoup d’histoires circulaient à son sujet, des rumeurs selon lesquelles il était lui-même un grand mage noir, ce qui expliquait qu’il ait survécu à l’attaque du Seigneur des Ténèbres. En fait, nombre de ses anciens fidèles pensaient que Potter deviendrait peut-être le porte-drapeau autour duquel nous pourrions tous nous regrouper à nouveau ».

Il y a confusion entre le Bien et le Mal dès lors que le pouvoir entre en jeu, comme en témoigne le cas de Dumbledore. Brillant et enthousiaste, celui-ci a suivi un chemin dangereux dans sa jeunesse, lors de son amitié avec Grindelwald. Il ne parle pas à Harry de la Baguette de Sureau (la baguette magique la plus puissante du monde), de peur que celui-ci ne connaisse la même tentation et que, en empêchant Voldemort de s’en emparer, il cède lui-même à l’attrait du pouvoir. Il semble pourtant que Harry soit plus pur que son mentor, justement en raison de sa propre crainte d’être contaminé par le Mal, qui le rend plus vigilant.

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Valeurs salvatrices et sacrifice de soi dans Harry Potter

L’identification à son ennemi donne à Harry Potter une immense compassion, au point de surprendre Dumbledore : « Éprouverais-tu de la compassion pour Lord Voldemort ? », s’étonne celui-ci dans Le Prince de Sang-mêlé. Cette capacité à avoir de l’empathie caractérise Harry tout au long de la saga : il épargne Peter Pettigrew, pourtant responsable de la mort de ses parents, et est écœuré par la manière dont Voldemort traite Drago Malefoy. Il sauvera d’ailleurs celui-ci à deux reprises dans Les Reliques de la Mort.

Harry Potter est un livre qui valorise la compassion, l’amitié et l’amour. Dumbledore ne cesse de présenter l’Amour comme la forme de magie la plus puissante, ce que Voldemort ne peut comprendre. Cette ignorance sera la seule faiblesse du mage noir et aura raison de celui-ci.

La saga s’ouvre et se referme sur un sacrifice d’amour. Harry a été protégé par l’amour de sa mère qui est morte pour lui ; ce sacrifice lié à un amour très fort l’a sauvé. Au dénouement, Harry, à son tour, avance au-devant de la mort afin de sauver le monde qu’il connaît et qu’il aime. Ce même sacrifice établit une protection magique que Voldemort ne peut briser :

« Vous ne tuerez plus personne, plus jamais. […] J’étais prêt à mourir pour vous empêcher de faire du mal à ceux qui sont ici…

-Mais tu n’es pas mort !

-J’en avais l’intention et c’est cela qui a tout déterminé. J’ai fait ce que ma mère avait fait. Ils sont protégés, vous ne pouvez plus les atteindre. N’avez-vous pas remarqué qu’aucun des sortilèges que vous leur avez jetés n’a eu d’effet ? Vous ne pouvez pas les torturer. Vous ne pouvez pas les toucher. Vous n’avez rien appris de vos erreurs, Jedusor, n’est-ce pas ? »

On retrouve cet amour salvateur chez un personnage inattendu : Severus Rogue. L’aveu posthume de l’amour du Maître des Potions pour la mère de Harry et de sa résolution de protéger le fils le rachète totalement aux yeux de ce dernier. La capacité à aimer représente une forme de rédemption. Voldemort, quant à lui, en est incapable. D’où les paroles de Harry lors de la confrontation finale, tentant de raisonner le mage noir afin que ce dernier se sauve lui-même (de la damnation éternelle ?) :

« Avant que vous ne tentiez de me tuer, je vous conseillerais de réfléchir à ce que vous avez fait… Réfléchissez et essayez d’éprouver un peu de remords, Jedusor… […] C’est votre unique et dernière chance. […] C’est ce qui vous reste. […] Soyez un homme… Essayez… Essayez d’éprouver du remords… »

Cette capacité de Harry à penser au salut de son adversaire peut être rapprochée du magnifique discours de Dumbledore à la fin des Reliques de la mort :

« N’aies pas pitié des morts, Harry. Aie plutôt pitié des vivants et surtout de ceux qui vivent sans amour. En y retournant, tu pourras faire en sorte qu’il y ait moins d’âmes mutilées, moins de familles déchirées »

On peut voir une figure christique dans cette image de l’Élu qui pardonne à son ennemi, se sacrifie pour sauver le monde, puis qui revient au-delà de la mort afin de soulager les blessures de l’humanité. Harry Potter comporte effectivement des connotations chrétiennes, notamment dans cette vision de l’amour comme vertu salvatrice. Lily Potter, Harry et Severus Rogue sont tous trois des figures du sacrifice.

Si vous trouvez aussi que la littérature jeunesse et les littératures de l’imaginaire ne sont pas assez valorisées, je vous invite à lire mon article « Pop culture », « culture geek » : comment la France méprise injustement l’imaginaire.