Livre L'Acier et la Soie

L’Acier et la soie : la « révolte étranglée » d’une femme au 19ème siècle

L’Acier et la soie d’Anna Logon est un roman d’une grande profondeur. A travers le regard d’une héroïne courageuse à la recherche de son identité, nous découvrons les enjeux historiques et politiques de la fin du 19ème siècle, en pleine révolution industrielle. La condition féminine est évoquée avec finesse sous tous ses aspects, posant la question des identités féminine et masculine. A la fois roman historique, féministe et d’aventure, ce livre nous transporte dans divers pays et milieux sociaux mais, surtout, au cœur de l’humain.

Résumé de L’Acier et la soie

Fille d’un riche industriel, Charlotte est fascinée par l’industrie dès son plus jeune âge. Curieuse et intelligente, elle est captivée par le monde et suit avec passion les leçons de son précepteur. L’Exposition Universelle de 1878 est pour elle une révélation ; admiratrice de Gustave Eiffel, la jeune fille décide de travailler à son tour dans l’industrie. Mais les codes de la société du 19ème siècle ne permettent pas à une femme de s’affirmer au-delà de son rôle d’épouse et de mère, encore moins d’exercer un métier d’homme. Charlotte ne s’avoue pas vaincue pour autant ; s’il faut être un homme pour exister, elle se déguisera en homme. La jeune femme devra faire face à de nombreux obstacles, à commencer par l’hostilité de sa famille et les traumatismes de la condition féminine. Nous suivons les pas de cette héroïne audacieuse dès l’enfance et vivons à travers elle les divers maux que peut endurer une femme mais également la résilience dont elle peut faire preuve.

A la découverte du monde : L’Acier et la soie est un roman d’aventures aux allures d’épopée moderne

A travers les aventures de Charlotte, L’Acier et la soie prend parfois des allures d’épopée moderne. Le roman nous fait voyager dans de nombreux pays, en France, bien sûr, mais aussi en Chine, en Russie, aux États-Unis, et donne un aperçu culturel fascinant de ces derniers. Mais Charlotte ne se satisfait pas du point de vue conquérant et dominateur de son entourage et découvre réellement la vie en s’enfonçant dans la nature, dans les petites rues, au cœur de la vie humaine.

Non seulement Anna Logon est extrêmement bien documentée mais les différents modes de vie évoqués deviennent palpables sous sa plume. Nous en sentons les odeurs, nous en savourons le goût. Comme Charlotte, nous faisons l’expérience de la vie parisienne, des voyages en bateau, de la découverte de New-York et de Philadelphie.

L’Acier et la soie balaie différents milieux sociaux. De la bourgeoisie à la précarité d’une vie parisienne bohème, du monde des grands industriels aux milieux intellectuels américains, Charlotte découvre la vie sous toutes ses formes en se cherchant elle-même. J’ai lu le livre d’Anna Logon comme une épopée à travers divers milieux, divers pays, diverses expériences de vie.

J’ai particulièrement aimé la peinture de la vie parisienne, du charme d’une vie tour à tour insouciante et préoccupée par la précarité financière, la découverte de Paris, les rencontres, les péniches, les quais parisiens… sans oublier un tableau réaliste de la pauvreté de la ville, qui est l’envers de la politique d’Haussmann. L’Histoire se mêle à la vie des personnages et nous découvrons une époque à travers l’expérience, les sensations et les ambiances.

A l’écart des riches avenues, les étroites ruelles et façades chancelantes de misère regorgeaient d’une foule morne, pâle, maigre, couverte d’injures et de boue. Une tourbe poisseuse et poussive qui naissait, vivait et mourrait dans un cloaque immonde. Sinistres bas-fonds puants de douleurs, qu’un Paris léger et vaniteux ignorait. Ce n’était pas de ce Paris-là que Charlotte se souvenait. Cette masse d’ombre, passant sans avoir été, escamotait ses souvenirs ensorceleurs des fastes de l’Exposition Universelle de 1878, la féérie électrique sur l’avenue de l’Opéra et la magnificence des monuments. En une journée, cette ville gargantuesque devenait l’effroyable capitale qui dévorait les plus démunis.

Progrès et misère : une évocation nuancée de la révolution industrielle dans L’Acier et la soie

L’Acier et la soie nous fait entrer dans une période de tension entre progrès technique et revendications sociales. A travers le destin de personnages souvent emportés par le flux de l’Histoire, Anna Logon évoque les enjeux de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème. La lectrice/le lecteur se retrouve immergé(e) au cœur des problématiques de cette époque troublée. Si les souvenirs de la Commune et de la défaite de Sedan sont encore présents, de nouvelles préoccupations voient le jour, tels que les complots monarchistes et bonapartistes, les attentats anarchistes et les révoltes d’ouvriers. Le capitalisme se développe à tout allure, de même que les mouvements sociaux et révolutionnaires.

Si L’Acier et la soie met en scène une héroïne fascinée par l’industrie et le progrès, ce roman ne tombe pas dans la facilité d’un point de vue unilatéral. La vision de la révolution industrielle est au contraire très nuancée. Nous assistons au développement de l’industrie mais aussi aux injustices sociales et à la « méchanceté d’un monde présumé moderne ». D’abord fascinée par le fameux American Dream et par l’optimisme d’un Nouveau Monde synonyme de liberté, Charlotte en constate bientôt les limites :

Ainsi, le Nouveau Monde s’avérait capable du meilleur comme du pire. Aucune recette miracle, on retrouvait les mêmes ingrédients qu’en Europe. Juste en plus grandes quantités. La misère pouvait être aussi monstrueuse que les richesses démesurées. La situation n’était guère favorable à l’embauche des hommes, encore moins des femmes.

L’Acier et la soie, ou la lutte d’une femme pour exister dans un monde d’homme

« Une femme ? Dans l’industrie ? Quelle ironie ! »

L’Acier et la soie est avant tout l’histoire de la lutte d’une femme contre la société et contre sa propre famille. Ce roman féministe dépeint avec une finesse psychologique remarquable les différentes injustices que pouvait vivre une femme du 19ème siècle. Ces dernières sont d’autant plus flagrantes que le roman met en parallèle Charlotte, studieuse, brillante et responsable, et son frère Hubert, capricieux et indiscipliné, qui devient un homme de pouvoir tout aussi inconséquent mais tout-puissant. Éduquée dans le but d’être une épouse distinguée, Charlotte voit son idiot de frère accéder à ses rêves les plus fous grâce à son nom, son héritage et son sexe. Elle est réduite à « se taire, faire le dos rond ». Affirmer ses opinions, ses émotions ou ses rêves revient à de l’insolence aux yeux masculins. Au point d’être contrainte de rejeter sa féminité pour exister aux yeux d’une « société faite par et pour les hommes ».

Le refus de la condition féminine dans L’Acier et la soie

« Cette journée ne fut qu’un cri ». La première scène du livre n’est pas anodine, s’ouvrant sur l’effroyable mort de la mère de Charlotte en accouchant. Lors de ses premières règles, ce souvenir reviendra à notre héroïne, qui refuse d’accepter la condition féminine. Cette dernière est associée à un accouchement sanglant, à des règles douloureuses et considérées comme honteuses, à l’amour sans consentement, à la procréation. « Bonne qu’à la lessive et à écarter les cuisses », la femme en vient même à considérer le viol comme une « sempiternelle histoire qui se répète de mère en fille ». En lisant ce roman, je savais que le 19ème siècle était l’une des pires époques en matière de condition féminine. Pourtant, je n’ai pu m’empêcher de trouver des échos avec notre époque, qui évolue, certes, mais où de telles expériences et mentalités sont encore parfois d’actualité.

Était-il prétentieux de ne pas vouloir borner son existence à ce que ce monde bien-pensant lui réservait ? Pourquoi s’enfermer dans un conformisme aux périmètres hommes-femmes écrits d’avance ? Dépasser les strictes frontières, braver l’interdit. Être l’enfant cabochard et rebelle qui franchira la porte close, coûte que coûte, surtout si l’index autoritaire se lève et l’admoneste. Au fond de sa gorge, Charlotte gardait ce goût amer de l’exclusion.

Ni homme ni femme

Anna Logon offre une réflexion nuancée sur la féminité et la masculinité. Malgré la dénonciation de la condition féminine, Charlotte n’adhère pas aux codes masculins pour autant. Cela donne lieu à un conflit intérieur très intéressant entre l’homme et la femme en elle. Souhaitant « être Charles sans pervertir Charlotte », elle se sent emprisonnée dans un costume qui nie sa personne. Satisfaite ni par la condition féminine ni par l’attitude virile et arrogante des hommes du milieu industriel, Charlotte s’interroge : « Quel corps pour habiter son esprit ? »

La résilience d’une femme courageuse

L’Acier et la soie est une quête identitaire. Charlotte n’arrive pas à se définir par des genres dont les codes sont dictés par une société binaire et viriliste. Perpétuellement en recherche d’elle-même, notre héroïne ne cesse de se transformer, d’évoluer, de se perdre et de se retrouver. Les carcans féminin et masculin oppriment sa liberté, sa révolte.

Charlotte ressentit soudainement une énorme bouffée de chaleur. Elle remontait de l’estomac, lui gonflait les poumons, puis traversait sa gorge. Soudain, Charlotte respirait la liberté pour la première fois, Elle aurait voulu retenir ce cri venant de l’intérieur. Il sortit d’un coup, explosif et long, telle une insolence comprimée depuis trop d’années.

L’Acier et la soie insiste sur la nécessité de désapprendre pour devenir, afin de se réapproprier soi-même, de redevenir soi. Finalement, la liberté n’est pas synonyme d’une attitude égoïste rejetant tout attachement mais consiste plutôt en la connaissance de soi-même. Charlotte se construit au fil de ses expériences et des hommes et des femmes croisé(e)s sur son chemin.

Elle avait compris que la vie ne pouvait être programmée, on pouvait perdre insouciance et rêves d’enfant en chemin, et peut-être, les retrouver plus loin au gré des rencontres, parfois différents. S’enrichir toujours des expériences, de leur intensité, celles qui font quelquefois courber l’horizon dans un silence imperceptible.

J’ai été profondément émue par la lecture de L’Acier et la soie. J’ai été indignée, révoltée, triste, joyeuse et j’ai pleuré, tremblé et rêvé avec Charlotte. Ce roman est historiquement passionnant mais il d’autant plus touchant qu’il parlera à toutes les femmes de toutes les époques.

Si vous vous intéressez au genre dans la littérature, vous aimerez également La Main gauche de la nuit d’Ursula Le Guin, où le héros découvre une planète dont les habitants ne sont ni des femmes ni des hommes mais des êtres asexués.

Si vous vous intéressez au féminisme, je vous invite à lire mon article sur la figure de la sorcière.

Publié par

Clémentine

Blogueuse littéraire sur La Plume de Clémentine : https://laplumedeclementine.wordpress.com. Rédactrice web, transcriptrice, bookstagrammeuse et lectrice passionnée. J'aime la littérature, l'écriture, la mer et la vie !

5 réflexions au sujet de “L’Acier et la soie : la « révolte étranglée » d’une femme au 19ème siècle”

  1. En tant qu’homme trans non binaire qui suis moi-même plongé en plein dans cette « nécessité de désapprendre pour devenir, afin de se réapproprier soi-même, de redevenir soi » que cette histoire évoque et que tu soulignes, je ne peux que te remercier vivement pour cette belle découverte. Je vais me faire un plaisir de lire ce roman !

    Dans un autre genre, j’ai lu « Je suis le monstre qui vous parle » du philosophe Paul Preciado et il donne en substance le même message. J’espère que celui-ci sera entendu.

    Belle vie – et meilleurs vœux !

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    1. Merci beaucoup pour ton retour ! 🙂 Je suis très heureuse que tu te retrouves dans mon analyse de L’Acier et la soie et j’espère que ce roman te plaira !
      Je ne connaissais pas « Je suis le monstre qui vous parle » et je te remercie pour cette référence. Je l’ajoute à ma liste de livres à lire 🙂 C’est vrai que la psychanalyse aurait vraiment besoin d’évoluer sur tous ces sujets !

      Belle année et belle vie à toi également !

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