Le langage ancré dans le vivant : rencontre avec Alain Damasio à l’occasion de la sortie des Furtifs

« Tu peux tout faire exister si tu mets des sensations »

Le mercredi 22 mai 2019, je suis allée à une rencontre avec Alain Damasio à la librairie bordelaise La Zone du Dehors (dont le nom est issu d’un autre roman de Damasio). À l’occasion de la sortie de son dernier roman de science-fiction, Les Furtifs, Damasio est venu dans ma librairie préférée pour donner une conférence et dédicacer les livres d’une foule de lecteurs et lectrices. Il était accompagné du compositeur Yan Péchin, qui a composé la bande-son des Furtifs dans un album intitulé Entrer Dans La Couleur.

Il y avait beaucoup de monde et Damasio n’a malheureusement pas eu le temps de dédicacer tous les exemplaires des Furtifs, en raison du concert avec Yan Péchin organisé immédiatement après. Je suis donc rentrée bredouille, déçue de ne pas avoir la signature de l’auteur de l’un de mes livres préférés : La Horde du Contrevent.

Ma seule consolation est d’avoir entendu une partie de la conférence donnée par Damasio. Je rapporte ici les propos de ce dernier concernant sa manière d’écrire et son rapport à la création. Vous pouvez lire ces lignes sans soucis, Damasio a tenu à ne pas faire de spoilers concernant les Furtifs.

photo d'Alain Damasio

S’exprimant d’une voix forte, de manière spontanée et naturelle, Alain Damasio rit beaucoup et n’hésite pas à qualifier une question impertinente de « troll » ! Cette attitude et son discours vont dans le sens de ce que j’avais constaté en lisant La Horde du contrevent : Damasio aime manier le langage mais il privilégie une langue brute, vivante, dans le mouvement.

Des sons et des couleurs dans l’œuvre d’Alain Damasio

Pour Damasio, le son est plus important que l’image. Notre société est selon lui saturée d’images, que ce soit dans la rue ou à la télévision. Celles-ci auraient une influence sur nous, nous emprisonnant dans un culte du paraître et de la norme. Selon l’écrivain, le son est, au contraire, libérateur. Il permet en effet de se construire ses propres images, sans qu’aucune représentation ne soit imposée. Le son est en cela semblable à l’imagination.

Le Furtif est de ce point de vue un personnage intéressant. C’est un être qui n’est pas décrit et qui meurt si on le voit. Damasio revisite ainsi le mythe de la Gorgone en inversant celui-ci. L’invisibilité du Furtif a mis l’écrivain face à un défi littéraire : comment faire exister des êtres que l’on ne décrit pas ? Par le son, répond l’écrivain, par des « couleurs sonores ». Très proche des sensations, l’auteur des Furtifs construit tout son texte autour des sons, auxquels il assimile des couleurs. Comme on ne voit jamais le Furtif, il s’agit de créer un rapport tactile et un « rapport de son ».

Alain Damasio se décrit lui-même comme quelqu’un qui n’est pas du tout visuel, y compris dans les rapports de séduction. Face à une femme, ce n’est pas la beauté physique qui le touche, mais la voix.

Il est important pour Damasio d’ancrer le genre de la science-fiction dans la sensualité via les couleurs et les sons, de mettre des sensations dans la narration. Le terme d’ancrage revient régulièrement dans la bouche de l’auteur. « Tu peux tout faire exister si tu mets des sensations », dit-il. Langage et sensualité sont ainsi inséparables.

CD Damasio

Langage et traduction des romans de Damasio

La langue occupe une place primordiale dans les livres de Damasio. Selon lui, le langage y est décrit de manière immanente et fait partie du vivant. Comme l’œuvre de Damasio est pleine d’idées abstraites, il est essentiel que les mots soient physiques et vivants.

Cette importance des mots dans les écrits de Damasio peut d’ailleurs poser la question de la possibilité d’une traduction de ses livres en langue étrangère. Je m’étais moi-même interrogée à ce sujet en lisant La Horde du Contrevent, où la langue française est si présente et où des personnages se livrent notamment à un duel de palindromes ! Damasio nous révèle pourtant qu’il existe des traductions de ses livres, une en italien, qu’il ne connaît pas, et une en anglais. Il travaille actuellement à la traduction de La Horde du Contrevent avec un poète américain. L’écrivain insiste sur le fait qu’une traduction est tout à fait possible. La langue anglaise facilite notamment le duel de palindromes et rend à merveille la dimension physique de son approche de la langue. En revanche, la traduction des points de vue de Golgoth et de Caracole pose des difficultés !

la horde du contrevent

Narration, politique et conditions d’écriture chez Damasio

L’alternance de multiples points de vue dans l’œuvre de Damasio n’est pas anodine. L’écrivain explique d’une part la polyphonie de son œuvre par les conditions dans lesquelles il rédige. L’auteur des Furtifs a besoin d’un isolement total pour écrire, au milieu de la nature, souvent dans la montagne. Il y reste seul pendant des jours, parfois des semaines. Dans cette solitude, s’il n’y a qu’un seul narrateur, cela l’épuise. Damasio a besoin de changer, de se renouveler.

Son approche de la narration est également liée à ses idées politiques. Selon lui, la vérité se révèle quand il y a une multiplicité de points de vue. Damasio affirme donc que la polyphonie est « une narration de gauche », tandis qu’un seul point de vue, « c’est un peu facho » !

Alain Damasio, un écrivain autodidacte

La politique et la philosophie sont très présentes dans l’œuvre de Damasio, qui fait souvent référence à Deleuze et à Foucault. L’auteur des Furtifs se considère majoritairement comme un autodidacte, n’ayant pas fait d’études de philosophie. Il a certes étudié en classe préparatoire mais il s’est lui-même penché sur des ouvrages philosophiques et sociologiques, qui alimentent ses œuvres.

Damasio avoue pourtant lire très peu. Il ne lit quasiment pas de romans, plutôt de la sociologie et de la philosophie, mais en petite quantité. Il ne croit donc pas à la nécessité d’être lecteur pour être écrivain.

Damasio 3

Faire ce pour quoi on est doué : l’écriture et la littérature avant tout

S’il a testé « plein de choses » (jeux vidéos, scène, radio…) Damasio révèle que « le centre », là où il a toujours été vraiment doué, c’est la littérature. C’est dans ce domaine qu’il développe le mieux les idées et les perceptions qui lui tiennent à cœur. Alain Damasio conclut ainsi : « Pourquoi faire des trucs où tu es moyen quand tu peux faire ce que tu sais faire ? »

La parité selon Damasio

Suite à la conférence, le public a pu poser des questions à l’écrivain en transmettant ces dernières sur des papiers. Damasio dit apprécier ce fonctionnement. En effet, même si la prise de parole par le public est synonyme de chaleur et de convivialité, elle n’est pas toujours aisée pour tout le monde. L’auteur souligne d’ailleurs que la transmission des questions sur papier favorise la parité. Il ajoute même que les cinq premières personnes à prendre la parole sont souvent des hommes, qui la monopolisent pendant des heures en s’écoutant parler !

Les Furtifs

Pour conclure

Malgré ma déception de ne pas avoir mon exemplaire des Furtifs dédicacé, j’ai été ravie de cette rencontre. Les paroles de Damasio m’ont éclairée sur sa manière d’écrire et m’ont fait comprendre certains passages de La Horde du Contrevent. J’ai aimé cette manière de lier le langage et le concret, de jouer avec la langue afin d’unir la littérature à la vie. Véritable ovni littéraire, La Horde du Contrevent est un roman déstabilisant et bouleversant. Je suis donc impatiente de retrouver l’écriture unique d’Alain Damasio dans Les Furtifs.

Pour aller plus loin : le langage dans La Horde du Contrevent

Je ne peux m’empêcher de lier les propos de Damasio au sujet du langage à certaines scènes de La Horde du Contrevent, en particulier la joute de langage qui oppose le troubadour Caracole à un « rimeur » d’Alticcio. De notre troubadour, « se dégage […] une énergie d’intellect cru, qu’on pressent perspicace et féroce sous l’humilité affichée ».

texte : extrait de La Horde du Contrevent

S’opposent une approche de la langue brute, vivante, presque violente, et une approche élitiste, grandiloquente et mielleuse, qui plaît à la haute société d’Alticcio. Aussi Caracole se moque-t-il de son adversaire dont les paroles se sont que « La mascarade désincarnée / D’un pâle briscard incarnat ! »

texte : extrait de La Horde du Contrevent